Delirium, une vie de Druillet

Delirium se définit comme un « autoportrait ». Celui de Philippe Druillet, qui a marqué l’histoire de la bande dessinée en sublimant la science-fiction à travers son univers unique et inimitable, et notamment son personnage emblématique de Lone Sloane.

Au bout de La Nuit

Au sortir de la vague libertaire de mai 68, la bande dessinée française allait changer de visage. Si Pilote, dirigé par un Goscinny visionnaire, était déjà un lieu d’expression inespéré pour nombre de créateurs iconoclastes, les Fluide Glacial, Écho des Savanes et autres Métal Hurlant allaient offrir au neuvième art son entrée dans l’âge adulte. Et Philippe Druillet fait partie de ceux sans qui cette évolution n’aurait pas été la même, ou n’aurait peut-être simplement pas été possible.

Tous les chemins mènent à Rome, et en l’occurrence à Lone Sloane, y-compris une naissance au sein d’un couple de fascistes engagés dans la collaboration, qui fuirent les troupes de la Libération et se réfugièrent un temps, comme nombre de collaborateurs, dans le château de Sigmaringen en Allemagne, celui-là même que Céline raconte dans D’un château l’autre. Céline, qui sera le premier médecin d’un Philippe Druillet nourrisson, ainsi baptisé en hommage à Philippe Henriot, le propagandiste nazi assassiné par la Résistance.

Plus tard, la famille trouvera asile en Espagne, accueillie les bras ouverts par la dictature militaire en place qui n’a pas oublié les services rendus par le père Druillet, combattant en 1936 aux côtés des fascistes, puis traqueur acharné des communistes espagnols qui tentaient de passer la frontière afin de fuir la répression criminelle du régime franquiste. Après une loi d’amnistie, le jeune Philippe Druillet pourra revenir vivre en France avec sa veuve de mère, qui l’aime plus que tout au monde mais que lui détestera jusqu’à son dernier souffle, et même après. « Ma mère, je ne l’ai jamais aimée de son vivant. Morte, ce n’est même pas la peine d’y penser… »

Un héritage lourd qui ne constitue pas l’essentiel de cet ouvrage autobiographique mais pose les bases d’une existence aussi tourmentée et hystérique que les planches du dessinateur, hanté par des démons qui le plongent parfois dans des gouffres interminables et qu’il exorcise à travers des créations noires et fantasmagoriques, oscillant entre mysticisme et psychédélisme, et dont le point d’orgue sera sans doute La Nuit, « mon Requiem, mon Taj Mahal », dessiné dans le deuil et dédié à son épouse Nicole, morte d’un cancer à l’âge de trente ans. « Je suis dans un état second. Je ne dors pas. Je mets la musique à fond. Je hurle de douleur. Je deviens fou. Je bois six bouteilles par jour. Je m’autodétruis. »

Fragments d’un dialogue amoureux

Delirium est à l’image de son auteur, à l’image aussi de ses albums : loin d’une autobiographie linéaire, chaque chapitre de l’ouvrage est une tranche de vie, un souvenir, une impression, opérant parfois des bonds dans le temps, sans souci de cohérence narrative. Le résultat de conversations avec David Alliot, le spécialiste de Céline qui l’avait contacté pour ses propres travaux, et finit par recueillir la parole d’un autre génie, d’un génie d’un autre genre. Mais qui partage avec l’auteur de Mort à crédit, et peut-être est-ce cela qui a séduit Alliot, la même mégalomanie paisible, la même lucidité quant à son propre talent, la même emphase peut-être quand il est question de parler de soi.

Mais contrairement à Céline, Druillet n’oublie pas la gratitude, et sait aussi faire preuve d’humilité à certains moments, timides peut-être mais bien réels. Les amoureux de la bande dessinée trouveront dans ce livre de quoi satisfaire leur curiosité, car Druillet parle de lui également pour mieux parler des autres, à travers ses rencontres avec Goscinny, le premier a lui avoir donné sa chance, ou avec Hergé, l’un de ses maîtres. Accompagnées de quelques anecdotes sur la façon dont Dargaud gérait un empire auquel il ne comprenait rien, antithèse d’un Jacques Glénat passionné qui deviendra son nouvel éditeur. Et quelques piques adressées à des Jacobs, des Greg, des Morris, et plus encore à Moebius, « mon ami, mon frère, mon meilleur ennemi. »

À travers lui, Druillet parle du monde et de ceux qui l’entourent, avec un ton qui pourra agacer par moment mais qui porte en lui une sincérité et une vigueur incomparable, qui incite le lecteur à tourner pages après pages, sans pouvoir reposer ce récit d’une vie, sans pouvoir mettre fin à ce monologue qui ressemble tant à une conversation à bâtons rompus, sans tabous ni fausse pudeur.

20140407 delirium1Delirium
de Philippe Druillet avec David Alliot
Éditions Les Arènes
280 pages, 17 €