Emploi ou Travail : des normes à dépasser

À l’heure où le RSA fait débat, Élie Chosson, chercheur en économie au CREG, redéfinit les notions d’emploi et de travail, et donne un autre éclairage sur les fondements du RSA.

Élie Chosson est doctorant en économie au CREG (Centre de Recherche en Économie de Grenoble). Il effectue depuis plusieurs années un travail de recherche autour des effets du RSA sur le marché du travail (Il a notamment présenté une étude sur une cohorte d’allocataires du RSA lors de la journée de restitution de l’évaluation du PDI en janvier 2016). Par ailleurs, il a communiqué récemment à plusieurs reprises sur la question du lien entre le RSA et les définitions modernes du travail.

Il montre la dynamique contradictoire du capitalisme, qui fait de l’emploi le socle du lien social, mais qui se fait de plus en plus inaccessible. LBP a interviewé le chercheur qui évoque une autre manière d’appréhender la notion de travail.

Vous parlez de la dynamique contradictoire du capitalisme : qu’est-ce qui la caractérise ?

D’un côté, l’économie capitaliste cherche à augmenter la productivité en permanence (en réduisant le temps nécessaire à la fabrication de richesses matérielles), ce qui se traduit par une baisse des besoins en main d’œuvre. De l’autre côté, elle considère le travail comme source de toute richesse, et en fait ainsi le seul moyen d’exister par rapport aux autres.

À quoi sert le travail ? Quelles sont les différences entre travail et emploi ?

La notion de travail recouvre plusieurs facettes et fait l’objet de définitions multiples. Aujourd’hui, le travail est notamment une des sources du lien social. Il permet une existence sociale reconnue par le salaire, l’argent qu’on touche correspondant à la validation de la participation à l’action collective.
Hors, le travail, pris dans un sens plus large, peut se faire en dehors de cette reconnaissance sociale. C’est le cas d’un allocataire du RSA qui cultive un potager : il va produire des légumes, mais cette richesse matérielle produite ne sera pas validée « socialement » par un salaire. Il ne faut pas confondre emploi et travail : d’une certaine manière, l’homme préhistorique qui cueille des fruits travaille, il produit quelque chose. L’emploi, lui, est défini comme une « activité rémunérée ».

Que pensez-vous de la notion de valeur travail, souvent invoquée dans nos sociétés ?

La valeur travail n’a pas toujours été considérée comme telle dans la société. Avant le capitalisme, le travail n’était pas reconnu socialement, on le réservait aux esclaves ou à des catégories sociales qui n’étaient pas valorisées. On n’avait alors pas besoin de travailler pour exister par rapport aux autres.

Si, aujourd’hui, l’emploi permet d’exister par rapport aux autres, que se passe-t-il lorsqu’on en est privé ?

L’injonction à l’emploi actuelle conduit à une définition négative de l’individu qui n’en a pas, et qui tend à ne devenir pour les autres et pour lui-même, plus que le sans-travail. Et cette question de la reconnaissance est fondamentale. J’ai la conviction que le statut administratif des personnes agit sur leur comportement : quand les personnes sont définies comme « inactives », elles le deviennent réellement. Comme il n’y a pas de reconnaissance suffisante de ce qui se fait hors de l’emploi, les personnes vont se conformer à l’image que leur renvoie l’institution, celle de l’inactivité.

Quels sont les critères d’une insertion professionnelle réussie dans le cadre du RSA ?

Nous parlions des différents statuts qui définissent l’individu : au RSA, être sans emploi ou être en emploi ne fait aucune différence tant que ce dernier n’est pas suffisamment proche d’une norme légalement et monétairement définie. L’insertion professionnelle est donc directement liée à des revenus d’activité suffisamment élevés.

Actuellement, le RSA est présenté uniquement comme un dispositif transitionnel vers le retour à l’emploi. Etait-ce déjà le cas à sa création en 2009 ?

À l’origine, le RSA a été pensé pour lutter contre le phénomène des travailleurs pauvres en apportant un complément financier aux bas salaires.
Par ailleurs, face à la raréfaction de l’emploi, l’ État a voulu créer un nouveau secteur économique : les services à la personne. Hors, dans un rapport publié dès 2005, l’inspectrice générale des finances Michèle Debonneuil, encourage un dispositif de compensation monétaire pour les travailleurs pauvres « de façon à permettre aux entreprises d’avoir moins de difficultés à trouver des candidats puisqu’elles pourraient proposer à tous ceux qui recherchent un travail à temps plein d’être payés comme s’ils travaillaient à temps plein alors qu’ils travailleraient à temps partiel. »

Le secteur des services à la personne est surreprésenté chez les allocataires du RSA, que pensez-vous de ce secteur économique émergent ?

Le secteur des services à la personne a été créé de toute pièce par l’institution, pour donner l’illusion d’activité économique : ces types d’emploi sont improductifs du point de vue du capitalisme, et ils sont subventionnés de toute part (le complément de revenus pour le salarié et le chèque emploi service pour le demandeur). On veut à tout prix créer de l’emploi, mais, pour ce faire, on est obligé de le subventionner. On entre dans une ère où la croissance sera très limitée, il faut arriver à penser dans ce cadre-là : il n’y a pas d’emploi pour tous, alors comment s’organise-t-on pour travailler et vivre autrement ?

Comment agir face à cette raréfaction de l’emploi ?

Il existe différentes pistes d’alternatives comme la mise en place d’une allocation universelle couplée au partage de l’emploi tout au long de la vie, la semaine de 32 heures…

Par ailleurs, de nombreux espaces d’expérimentations du « faire autrement » se développent (épicerie solidaire, jardin partagé…). Cependant, ces alternatives n’atténuent pas toujours la souffrance qui peut être générée par la mise à l’écart de l’emploi.  Beaucoup de personnes au RSA se sentent privées d’emploi. Si on arrivait collectivement à se débarrasser de l’idée de l’emploi nécessaire, ce serait créateur de choses très intéressantes, mais on ne peut pas demander aux précaires d’être le fer de lance de ce changement. 

À l’heure où la précarité se banalise, et alors même que les institutions déclarent qu’il n’y a pas de voie de sortie autre que l’emploi, le chercheur nous rappelle que le travail n’a pas attendu l’emploi pour exister, et que la vie peut être active sans être rémunérée. Un bol d’air en ces temps où nombre de politiques font peser le poids de leurs préjugés sur le sans-emploi, supposé oisif par nature. En contrepoint de ces caricatures, Elie Chosson préfère nous inviter à ne pas se laisser enfermer dans un statut administratif qui paralyse.