La question de l’aide sociale au niveau européen

Au moment où les élections européennes approchent et où l’on redoute, entre autres, une abstention record synonyme d’euro-septicisme, il n’est pas inutile de rappeller que l’économie ne définit pas à elle seule le projet de l’Union européenne et sa construction.

Des idéaux fondateurs

On a de l’Europe une variété de représentations, souvent négatives, d’où il ressort fréquement qu’elle serait essentiellement un monstre économique froid, finalement plus ou moins étranger à nos propres valeurs et à nos propres exigences. Si on est depuis bien longtemps familliers de notre « déclaration des droits de l’homme », et si l’on reconnaît majoritairement notre principe démocratique, on connaît beaucoup moins bien l’esprit de la constitution de l’Europe, dont on pense, à l’heure de l’Euro, qu’elle est principalement économique. Pourtant le passage à l’Euro, et la construction d’une économie européenne, est le fruit d’un projet politique et culturel bien antérieur à la monnaie unique, et qui remonte à l’après-guerre. Ce projet politique a abouti à la constitution d’un droit européen, structuré par des principes fondamentaux, dans lesquels la question d’une aide sociale européenne peut puiser comme à sa source. L’Union européene se dit compétente pour élaborer des normes, par exemple dans les domaines du droit de séjour, de la lutte contre l’exclusion, la lutte contre le racisme, la lutte contre toutes formes de discriminations, l’accès à l’emploi, la protection sociale des immigrants, la protection des droits fondamentaux de la personne, etc. On comprend donc bien que l’action et l’aide sociale sont des thématiques qui concerne directement l’Europe, sans que l’on sache, bien souvent, exactement comment.

Un programme, mais pas encore une réalité

Il existe différentes modalités d’applications, dans les Etats membres de l’Union européenne, des normes européennes. Certaines font l’objet d’un règlement, ce qui signifie que son application est strictement obligatoire, d’autres sont dites directives, c’est à dire qu’il faut les mettre en œuvre, mais dans un espace de paramètres qu’il revient à chaque état d’évaluer et de mettre librement en place ; enfin, il y a les instruments non contraignants : c’est à dire des recommandations, des avis, des rapports, qui eux ne renvoient à absolument aucune obligation d’être appliqués. Or pour l’instant, en matière d’aide et de prestation sociale, au sens le plus large, il n’existe que des recommandations. Par exemple pour l’aide au logement : l’Union européenne souhaite, conformément à la lutte contre l’exclusion (qu’elle reconnaît comme l’un des ses objectifs principaux), que les Etats membres mettent en place des systèmes d’aide au logement, mais elle n’oblige aucun Etat à le faire, ni au moyen d’un règlement, ni au moyen d’une directive.

Un chantier pour l’avenir…

Pourtant la question des aides sociales n’est, à l’échelle européenne, pas simple contingence : bien au contraire on peut penser que l’avenir de l’Union sera associé à cette problématique. En effet, on peut lire dans l’article 10 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) : « l’Europe cherche à éliminer les inégalités…et cherche à combattre toute discrimination fondée sur le sexe, la race ou l’origine ethnique, la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. ». En clair : si les juristes qui élaborent le droit européen reconnaissent que les personnes qui bénéficient des allocations chômage, du salaire minimum, des allocations logements, etc., sont susceptibles, en droit, d’être protégées par la législation européenne, alors il est bien possible que ce qui fait pour l’instant l’objets de recommandations ou avis fassent dès lors l’objet de directives ou même de réglements. On n’en est pas encore là mais cela pointe à l’horizon.

Du coup la question se pose : quelle forme cela pourrait-il prendre ? D’ores et déjà, les penseurs de l’Europe envisagent une « coopération en matière de protection sociale ». Ce qui signifie que le droit à la protection sociale deviendrait européen. On pourrait par exemple, en tant que citoyen européen, avoir droit aux soins de santé, de manière identique d’un Etat membre à un autre, en regard de la seule citoyenneté européenne, avec un système de prise en charge des frais de santé, qui serait lui aussi européen. On peut encore imaginer la mise au point d’un fonds social européen de la santé, et un système de santé purement européen, même si il est certain que l’on en est pas encore là : il faudrait d’abord passer par le stade de la directive avant que cela ne fasse l’objet d’un règlement.

…mais d’ores et déjà une nécessité

Un rêve ? Loin de là. Les textes qui peuvent fonder juridiquement ces ambitions sont écrits noir sur blanc. Dans les articles 208 et suivants du TFUE, il est clairement stipulé que « l’Union met en place une politique de coopération au développement », et que « l’objectif principal de la politique de l’Union dans ce domaine est la réduction, et, à terme, l’éradication de la pauvreté ». Autrement dit, il n’y a plus qu’une étape à franchir pour que ce qui est écrit sur le papier devienne loi.

Donc, non seulement l’Europe a un sens social, mais elle incarne aussi un idéal de solidarité sociale. On a beaucoup critiqué l’Europe, dès l’instant où la Grèce, l’Italie et le Portugal ont montré des faiblesses économiques engageant l’équilibre monétaire des autres pays. On a voulu y voir une faille de l’Europe. On peut pourtant penser exactement le contraire. Si le principe de l’Europe est un principe de solidarité entre différents Etats, alors on peut concevoir que l’Europe réalise son principe même dès l’instant où elle vient en aide aux nations les plus fragiles. On peut concevoir que la solidarité n’a pas à s’exercer seulement en faveur d’individus, comme c’est le cas dans nos différents pays, mais qu’elle peut s’exercer aussi en faveur de populations toutes entières, dès l’instant où une structure est en mesure de le faire. Et l’Europe est cette structure. Non seulement elle peut le faire, mais elle est là pour le faire. L’aide sociale, en ce sens, prend une toute autre envergure.

Tout ceci montre que l’Europe, contrairement aux préjugés creux, n’est pas seulement une monnaie : c’est aussi un idéal humaniste, qui entend mettre le fonctionnement politique au service des plus pauvres. Ainsi peut on lire dans le TFUE : « Afin de lutter contre l’exclusion sociale et la pauvreté, l’Union reconnaît et respecte le droit à une aide sociale et à une aide au logement destinées à assurer une existence digne à tous ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, selon les règles établies par le droit de l’Union et les législations et les pratiques nationales. » (art. 32 à 36). On ne peut pas être plus clair. Et ceci nous rappelle que quand on parle de l’Europe, encore faut il savoir de quoi l’on parle. Car le danger est de caricaturer l’Europe, avec des traits qui ne correspondent ni à sa réalité, ni à son ambition. L’Europe a vocation à donner l’exemple, dans le monde, grâce au modèle social qu’elle est actuellement en train de construire, et on peut presque dire qu’elle a, en ce sens, une mission universelle. Et c’est  donc mépriser l’intérêt général que de se retourner sur son nombril, comme le proposent les extrêmes de tous bords. Rejeter l’Europe, ainsi, c’est peut-être rejeter l’Histoire. C’est trop important pour qu’on n’y fasse pas attention.