L’aide juridictionnelle fragilisée

L’aide juridictionnelle est un droit, et même un droit ancien. Elle a été instaurée en 1851, sous le titre de « l’assistance judiciaire », dont pouvaient bénéficier les indigents. Mais c’est seulement en 1972 que les avocats ont pu bénéficier de rémunération. La loi actuelle, que la garde des Sceaux, Christiane Taubira, envisagait de modifier, avant de reculer devant la contestation, remonte à 1991.

Le principe de l’aide juridictionnelle consiste dans la prise en charge totale ou partielle, par l’Etat, des frais de justice engagés par les actions judiciaires des plus pauvres. Elle peut servir pour un procès, pour exercer un recours gracieux, pour parvenir à une transaction, pour faire éxecuter une décision de justice, etc. En sont bénéficiaires de droit tous les citoyens français et, sous certaines conditions bien définies, les étrangers résidant en France. Pour bénéficier de cette aide il faut avoir des ressources inférieures à 929 euros mensuels pour l’aide totale, et inférieures à 1393 euros pour l’aide partielle (hors plafonds majorés si personne à charge). Pour l’obtenir, il suffit de remplir un formulaire pour le tribunal compétent dans la juridiction de votre domicile. L’Etat dépense environ 300 millions par an pour aider près de 900 000 personnes.

La mesure Taubira et les paramètres du conflit

Et c’est tout le problème. Le budget de justice 2014 a été d’abord réajusté en prévoyant une baisse de 32 millions du crédit prévu pour l’aide juridictionnelle. Cette baisse devait être effectuée par une modification du barème d’indemnisation des avocats engagés dans l’aide juridictionnelle, et qui concernait 157 barreaux sur 161 dans toute la France. Il s’agissait de « démodulation », c’est à dire obliger chaque barreau à s’aligner sur un seul et même tarif, coté à 22, 84 euros, alors que de nombreux barreaux était cotés à 25,90 euros.

Ce qui a engagé un mouvement de grève d’ampleur chez la très grande majorité des avocats, soutenus dans le même temps par les deux principaux syndicats des juges (USM et SM). Plusieurs barreaux ont lançé une grêve de protestation. De Evry à Marseille en passant par Bordeaux, les audiences pénales et civiles ont été reportées. Les motivations des avocats ? « Cela fait vingt ans que nous disons que l’aide est insuffisante, et là on l’ampute », se plaint, sur France 24, Phillipe Meyssonnier, bâtonnier de Lyon. Le problème pour les avocats est que cette amputation les touche directement. Non seulement ils seraient, avec cette mesure, moins bien payés, mais même carrément sous-payés. « Il est scandaleux que nos avocats soient payés 10 euros de l’heure pour cette mission de service public. », estime pour Le Figaro, Pierre-Olivier Sur, du barreau de Paris.

On remarque, ailleurs, dans l’Humanité (4 oct.): « …cette démodulation conduirait à une baisse de salaires de plus de 10% pour certains barreaux. ». Le même journal cite Florian Borg, secrétaire général du Syndicat des Avocats de France (SAF), qui ajoute : « Avec l’aide juridictionnelle, il nous arrive déjà de travailler à perte. Si, par exemple, je dois défendre devant un juge des libertés une personne hospitalisée d’office, je dois travailler entre trois à six heures (aller la voir à l’hôpital, préparer le dossier, le défendre à l’audience etc.) pour moins de 100 euros. ». Ce qui ne pèse pas très lourd quand on sait que le fonctionnement d’un cabinet d’avocats coute en moyenne 75 euros de l’heure. Car le danger est de décourager des avocats de moins en moins motivés, dès lors, pour se porter volontaires à l’aide juridictionnelle. Céline Curt, avocate à Noisy-le-Sec, ajoute dans Libération (du 4 oct.): « L’aide juridictionnelle c’est une indemnisation indigente, pas une rémunération. De fait ce système demande à l’avocat de bâcler ses dossiers ou d’accepter d’être moins payés. Or les cas des justiciables éligibles à l’aide juridictionnelle ne sont ni plus simples ni plus rapides. Ces dossiers demandent tout autant d’entretiens et de compétences. ». 

La fronde des avocats a payé : Christiane Taubira, avec l’accord du premier ministre Jean-Marc Ayrault, a indiqué, dans un discours prononçé devant l’assemblée générale extraordinaire du Conseil National des Barreaux (CNB), que la réforme ne serait pas appliquée en 2014. La ministre va présenter un amendement au projet de lois des finances 2014 pour demander au parlement d’annuler cette mesure. Christiane Taubira a joué la diplomatie en proposant aux avocats, après la suspension de la mesure litigieuse, une concertation sur le problème. Ce qui devrait les rassurer, quand on sait que le Syndicat de la magistrature a prévenu qu’il ne se contenterait pas d’un moratoire. La ministre a indiqué que sa préférence irait à une prise en charge intégrale de l’aide juridictionnelle par l’Etat, mais elle a reconnue que le contexte budgétaire ne s’y pretait pas. Elle envisage de faire différentes propositions parmi lesquelles une taxe sur les actes juridiques dont il reste à savoir qui en paierait le prix. L’essentiel, pour elle, était d’abord de calmer le jeu, même si aucune solution viable et durable n’a encore été trouvée. Ainsi exprime t-elle dans Libération du 4 oct. : « J’espère que le fait d’avoir supprimé la démodulation va ramener un peu de sérénité et permettra que l’on travaille et que l’on explore toutes les pistes. ».

Le point de vue de Jean-Jacques Gandini, président du SAF

Pour faire le point sur toutes ces questions, Le Bon Plan a pu joindre Jean-Jacques Gandini, président du Syndicat des Avocats de France (SAF). Il insiste sur le fait que c’est finalement le droit français, dans son esprit, qui est en jeu dans cet affaire. « Nous, au départ, les avocats, qui travaillons dans le cadre de l’aide juridictionnelle et qui sommes d’accord pour le faire, estimons que c’est un droit fondamental, parce que c’est un droit à l’accès à la justice pour tous, donc c’est dans ce cadre là que l’on travaille et l’on accepte l’aide juridictionnelle, mais on voudrait qu’elle soit valorisée pour que, en tant qu’avocats, on s’en sorte au niveau financier ». C’est que c’est justement une trop faible rémunération qui risque d’altérer le bon fonctionnement de ce service républicain. Jean-Jacques Gandini poursuit : « …si on baisse encore leur rémunération, [les avocats] vont être amené peut-être dans certains cas à ne pas accepter des missions dans ce cadre là, et par conséquent il y a un risque que les gens qui ont droit à l’aide juridictionnelle ne trouvent pas toujours un avocat qui accepte de défendre dans ce cadre là, vu la baisse des rémunérations que la situation actuelle entraîne pour eux. ».

Donc ce ne sont pas seulement des honoraires plus ou moins élevés qui sont en cause, mais c’est tout le bon fonctionnement de l’aide juridictionnelle qui est en jeu. C’est à dire, aux yeux des juristes, finalement, le bon fonctionnement du droit français. Et c’est ce qui explique, selon J.J. Gandini, le soutien des magistrats. « Aussi bien le SM (Syndicat de la magistrature), mais également l’USM (Union syndicale des magistrats), reconnaissent qu’actuellement la façon dont se passe l’aide juridictionnelle est faussée et par conséquent ils estiment que si les avocats sont en rupture avec ce système et eux-mêmes sont coincés, c’est la justice elle-même qui va se retrouver bancale, et donc les magistrats, eux, qui veulent que justice soit rendue, bien sur au nom du peuple français et de façon égale pour tous, vont peut-être finalement intervenir aux cotés des avocats pour estimer qu’il faut aller dans le sens d’une meilleure rémunération des avocats, à ce titre parce que cette meilleure rémunération entrainera un meilleur accès pour tous à la justice. Et donc les magistrats eux-mêmes sont sensibles à la façon dont les avocats ont réagi. ».

Dans cette problématique cependant, il ne faut pas se tromper sur un point : certes Christiane Taubira a suspendu provisoirement la mesure litigieuse, certes elle a engagée une concertation avec les juristes, mais il n’est pas sûr qu’il soit de son ressort de pouvoir trouver, véritablement, une solution. J.J. Gandini explique : « Par rapport à Christiane Taubira, on sait que sur le principe elle est d’accord pour reconnaître que les avocats qui travaillent actuellement dans le cadre de l’aide juridictionnelle ne sont pas rémunérés comme ils le devraient et elle est d’accord pour engager une concertation qui est en train de se faire. Le problème c’est que le ministère de la justice pèse très peu au sein du gouvernement et qu’actuellement on nous parle d’une crise financière au niveau général et donc c’est Bercy qui détient les cordons de la bourse. Par conséquent on peut dire que Mme Taubira propose mais que c’est Bercy qui dispose. ».

En regard de quoi le gouvernement ne doit pas se tromper : les juristes ne lacheront pas l’affaire. Ils ont tous fait grève solidairement, et se déclarent prêt à recommencer si nécessaire.