Lip, des héros ordinaires

Laurent Galandon et Damien Vidal reviennent sur l’histoire emblématique de Lip, à travers cet ouvrage engagé et sensible, préfacé par Jean-Luc Mélenchon.

Les montres durent

C’était il y a quarante ans, dans une France bien différente de celle d’aujourd’hui, à la veille du premier choc pétrolier, à la fin des Trente glorieuses. L’histoire d’une usine qui refusa sa fermeture, d’employés qui s’opposèrent au sort que voulait leur imposer leurs dirigeants. L’histoire d’un bras de fer entre ouvriers et patronat, entre citoyens et dirigeants, une représentation de la lutte des classes presque trop belle pour être vraie, qui a ému la France durant tout l’été 73. Bref, l’histoire de Lip et de ses « héros ordinaires ».

Usine de fabrication de montres basée à Besançon, Lip se voit condamnée à une réduction massive de sa masse salariale et à un plan de régression sociale par son actionnaire principal, la société suisse Ébauches-SA. Une situation assez classique alors, dans une France prospère, ouverte à la loi du marché et dirigée par une classe politique dont les liens avec le patronat sont aussi étroits que publiquement revendiqués. Si la classe ouvrière est majoritairement de gauche et si les idéaux de mai 68 ne se sont pas encore dissipés dans les esprits, le pouvoir en place n’a d’yeux que pour les investisseurs, la croissance et le consumérisme.

Quoi de différent dans le cas de Lip? La mobilisation de ses ouvriers et, surtout, de ses ouvrières, majoritaire au sein de l’entreprise. Optant au début pour un système de « grève partielle », puis constatant le mutisme de l’actionnaire autant que des pouvoirs publics, les salariés se lanceront dans une forme inédite de conflit social : l’appropriation de l’outil de travail. Lip deviendra une entreprise autogérée, produisant et vendant à prix d’usine, portés par l’afflux de clients et le soutien de la population, jusqu’à ce que les CRS mettent fin à l’aventure en reprenant une nuit le contrôle des lieux.

Liporama

Cette épopée Lip ne s’est pas déroulée sans heurts, sans doutes, sans conflits entre les salariés ou les syndicats. Les « héros ordinaires » portés par un mouvement extraordinaire se sont découverts des qualités ou des compétences qu’ils s’ignoraient, ont trouvé dans ce grand mouvement collectif une force dont ils se pensaient incapables, un courage dont ils se jugeaient indignes. C’est cela, encore plus que l’histoire de cette lutte sociale, que raconte la bande dessinée de Laurent Galandon et Damien Vidal.

En s’articulant principalement autour de la figure de Solange, jeune femme qui trouvera la force de contester l’autorité machiste de son mari et de s’engager dans la lutte, quitte à se mettre en péril et remettre en question la direction que doit prendre son existence, le récit sort d’une simple synthèse historique et militante pour coller à l’humain, et dresse le portrait de la France des années 70 à travers ceux qui l’ont vécu et qui, par leur volonté et leur action, ont contribué à la secouer, ne serait-ce que quelques mois.

Ancêtre des conflits sociaux d’aujourd’hui autant que concrétisation des idéaux anarcho-syndicalistes d’hier, l’histoire de LIP est ici racontée avec sensibilité et finesse, servie par un trait talentueux et des dialogues qui touchent juste. Si les auteurs ne cachent pas leurs sympathies ou leurs affinités politiques, ils ne tombent jamais dans la caricature ou l’angélisme et s’attachent au contraire à montrer la complexité des sentiments humains, dans l’orgueil ou le désappointement. Mais n’oublient jamais, malgré les renoncements ou les errements de certains, que les acteurs de cette aventure n’étaient motivés par rien d’autre qu’un ardent désir de solidarité et de fraternité.

20140416 lip2Lip, des héros ordinaires
de Laurent Galandon et Damien Vidal
Préface de Jean-Luc Mélenchon
Éditions Dargaud
180 pages, 19€99