Russel Banks – Lointain souvenir de la peau

Le dernier roman de Russel Banks traduit en français est disponible en format poche, dans la collection Babel. L’auteur de Sous le règne de Bone y raconte, entre autres, la vie nomade des délinquants sexuels condamnés de Floride, où la rigueur de la législation et la traque en ligne des associations familiales rendent toute réinsertion sociale presque impossible.

Cette vie est la seule qui soit accessible, et elle n’en vaut pas le peine

D’abord il y a le Kid, du moins c’est ainsi que tout le monde l’appelle. Accro à la pornographie sur Internet, renvoyé de l’armée pour avoir offert des films à caractère sexuel à ses camarades, et finalement condamné comme délinquant sexuel à la suite d’un concours de circonstance aussi stupide que futile. Le Kid n’a rien d’un violeur ou d’un pédophile, il est même encore vierge, mais il est contraint par la loi américaine de vivre à plus de 800 mètres de tout lieu susceptible d’accueillir des enfants. Autrement dit sous un viaduc, seul endroit de la ville offrant cette configuration, avec pour voisinage tous les autres délinquants sexuels de la ville, sans distinction de gravité des crimes ou délits commis, et pour seul ami un iguane domestique.

Ensuite, il y a le Professeur, du moins c’est ainsi qu’on l’appellera tout le long du récit. Un universitaire d’une cinquantaine d’années à l’intelligence prodigieuse, tout autant démesurée que l’est son corps pesant un quart de tonnes, obèse chronique et mangeur compulsif qui ne cherche nullement à dissimuler l’outrance de sa silhouette. Un homme secret, pour qui le passé est autant irréel que l’avenir, et qui compartimente chaque moment de sa vie de sorte à ce qu’aucun ne puisse jamais déborder sur un autre. Marié, père de deux enfants, et pourtant totalement anormal, dans tous les sens du terme.

Ces deux personnages vont se rencontrer et se découvrir l’un l’autre. Le Professeur prendra le Kid comme sujet d’étude sociologique, le Kid trouvera chez le Professeur une manière d’exister, lui qui se ressent comme un fantôme parmi les hommes.

Le trou noir d’antimatière qui se situe au centre exact de qui l’on est

Russel Banks signe ici un ouvrage courageux et foisonnant. Courageux de par les thèmes abordés, qui ont de quoi mettre mal à l’aise bien des lecteurs quand ils sont traités ainsi sans aucun voyeurisme, sans aucun opportunisme. La sexualité n’est pas un objet de plaisir dans ce roman. Elle apparaît dévoyée, sinon déviante, à travers les yeux de ce jeune homme qui ne la connaît que par le biais de l’écran de son ordinateur, et qui fantasme encore pourtant ce qui s’apparente à de l’amour, qui trouve dans ses pulsions onanistes une manière d’exister.

Foisonnant de par les enjeux que son histoire propose. Car au-delà de ses deux personnages principaux, Banks livre une réflexion bien plus générale sur la question de l’identité, qu’elle soit intime ou sociétale. Qui peut échapper à ce qu’il a fait, qui peut espérer rédemption, lorsqu’un site en ligne répertorie tous les délinquants sexuels condamnés aux Etats-Unis, en incluant leur nom et adresse ? Et ce besoin morbide de traquer l’autre n’est-il pas similaire à la consommation de pornographie dont le Kid est accro ? Elle ne fait, en tout cas, qu’alimenter le sentiment d’être un paria, de ne plus exister au sein du monde, doublé d’une culpabilité qui prendra des proportions bibliques et oniriques.

La force de l’auteur, c’est d’inclure dans son récit tant de directions différentes, tant de pistes de lecture, tant de degrés de compréhension, tout en demeurant parfaitement abordable, clair et lisible. On pourra peut-être lui reprocher certaines longueurs descriptives dont l’intérêt n’est pas toujours évident, et quelques redites qui parfois alourdissent un peu son propos, mais le roman dans son ensemble se dévore, passionne souvent, et quelquefois fascine.

Un roman qui enjambe les fautes des uns et des autres, les hontes et les erreurs du passé, pour rappeler toujours à l’homme, et à l’humanité.

 

20130927 russelbanks2Lointain Souvenir de la peau

De Russel Banks

Traduction de Pierre Furlan

Editions Babel / Actes Sud

528 pages, 9€80