Xavier Bouchereau – Au coeur des autres, journal d’un travailleur social

Un ouvrage fort intéressant vient de sortir. Son titre : Au cœur des autres, journal d’un travailleur social. On ne saurait mieux résumer ce recueil de notes et de témoignage d’un éducateur spécialisé en assistance éducative. Son auteur, Xavier Bouchereau, prend l’initiative de nous faire partager son expérience, en un témoignage touchant de vérité et d’humanité.

Un double témoignage

L’ouvrage est constitué de notes, qui relatent ses expériences : tantôt l’auteur nous livre ses propres impressions, ses réflexions, sur les difficultés qu’il rencontre, les problèmes ou même les dilemmes qui se posent à lui. Il est parfois décontenancé, ou saisi par le doute, il découvre sa propre humanité et sa propre liberté à travers ses expériences. Tantôt aussi relate t-il ces expériences elles-mêmes. On découvre, en ayant parfois l’impression d’y être, des tranches de vies, des portraits, des situations, des profils psychologiques, des anecdotes, dont on aurait jamais soupçonné l’existence et qui pourtant font la réalité et le théatre de la vie des enfants dont l’auteur est chargé de s’occuper. L’auteur remarque : « tous les jours, nous regardons en face ce que plus personnes ne veut voir, le coté sombre de notre société, la souffrance sous toutes ses formes : la misère, la maltraitance, l’isolement, l’exclusion, la violence conjugale, la maladie, le désespoir, la mort… » (p. 8).

A travers ces figures décrites, c’est aussi la société qui est dépeinte, comme avec le portrait de cette adolescente qui veut devenir une star et rien qu’une star. On perçoit la pauvreté existentielle des idéologies sociales, qui n’offrent rien de vraiment valable, sinon l’idolatrie de la réussite et du succès. Et on aime les remarques pleines de vérité de l’auteur qui n’est jamais dupe des caricatures qu’il dépeint.

Parfois ce sont les enfants qui témoignent d’un comportement irréaliste, parfois ce sont les parents qui font preuve d’un manque de lucidité à la limite de la psychose. Telle cette mère qui voulait un enfant et qui l’abandonne une fois qu’il est né, et qui soudainement veut à nouveau le revoir ; cette autre qui rejette le sien, elle aussi, car il symbolise définitivement un mariage raté, et qui laisse les gosses entre les mains d’un père alcoolique. Mission délicate alors pour l’éducateur spécialisé qui rapporte sans détours ses impressions et ses choix pour gêrer des situations parfois déconcertantes.

Une autre mère est battue, elle quitte le foyer pour échapper aux coups, mais elle perd de vue, par là même, toute relation avec sa progéniture. L’éducateur spécialisé ne sait que faire. Le dossier mentionne que le père est investi et attentionné.

Heureusement il y a aussi des succès. Le père était abattu, son fils décrochait de ses études, mais ils remontent la pente, le père retrouve un travail et le fils se réveille. Cela aussi fait partie de la réalité d’un éducateur spécialisé.

Ce qui est intéressant chez l’auteur c’est sa lucidité face au réel. Bien loin de tout savoir et d’oublier son travail le vendredi en fin d’après-midi, on le sent engagé dans ses responsabilités, touché humainement par la détresse qu’il rencontre, et lucide jusqu’à remettre en question la pertinence même de son action.

Il raconte le cas d’un père désorienté mais très aimant avec son fils. Il remarque : « Comme si nous professionnels en savions nécessairement plus sur son fils, comme si nos diplômes nous autorisaient à occuper une place qui n’est pas la nôtre, comme si la fragilité de certains parents justifiait q’ils soient écartés de la leur. » (p. 59-60).

Une problématique profondément existentielle

Et finalement l’auteur atteint la philosophie. Non pas par l’intérêt porté à quelques questions de philosophie de l’éducation, mais par la rencontre avec le mystère essentiel de l’existence humaine : dans le lien familial réside un paradoxe entre « l’identité » et la « différence » : tel enfant est bien celui du père, « le sien », mais aussi celui de la mère, « le sien » à elle aussi, et pourtant il est unique et transcende pour ainsi dire l’appartenance familiale, et il y a en quelque sorte labyrinthe existentiel, entre l’identité familiale et l’identité propre, labyrinthe dont l’auteur n’entend pas sortir mais dans lequel il est conscient d’entrer, éprouvant profondément l’énigme du paradoxe, à tel point qu’il n’a en vue aucune solution. Il est marqué justement par la question existentielle qui se saisit aussi bien des enfants en désarroi, que des parents en manque de repères. On ne sait pas, on ne sait plus, et l’ignorance s’ouvre comme un abîme sous les pieds de ces familles décomposées, mieux : est l’origine de cette décomposition même. Ces filles qui tombent enceintes, sans savoir pourquoi, qui deviennent parents sans savoir comment, et ces enfants qui ne reçoivent rien, et qui ne comprennent pas, eux non plus. Mais pourtant la vie est là. Dans une zone abandonnée, dans une vieille caravane délabrée, jouxtée d’un terrain vague boueux, les enfants jouent, s’amusent, rient, et manifestent l’insoucience propres au enfants. Il faut bien une convocation chez le juge des enfants, et l’ordonnance d’une mesure éducative, pour qu’ils commencent à percevoir qu’il y a un problème social ; c’est peut être le départ d’un problème d’identité sociale, si tant est qu’à partir de ce moment là, eux aussi, commencent à ne plus comprendre.

On est donc doublement bouleversé. Par les situations rencontrées d’une part, que l’ouvrage expose toujours avec réalisme mais jamais avec cynisme, mais aussi par le métier d’éducateur, dont l’ouvrage se veut le témoignage, et surtout par cet éducateur là qu’est l’auteur, qui force le respect par l’authenticité et le courage de sa démarche. A mille lieux d’une caricature de fonctionnaire, cet homme est un pellerin d’humanité. Il témoigne : « A moins de se forger une épaisse cuirasse, à moins de devenir sourd et aveugle, ce métier ne peut pas vous laisser indifférent. » (p. 9). Et il ne suffit pas, d’ailleurs, d’ouvrir son cœur, mais aussi de jouer le jeu de l’aventure. En ce sens Xavier Bouchereau écrit encore : « une écoute qui se propose doit toujours être bousculée, interrogée, réorientée, contestée et même troublée par les aléas du rapport à l’autre. » (p. 31). Et non seulement il y a donc ce labyrinthe de l’aventure mais l’aventure vous engage en profondeur : que faire quand l’on n’est pas sur que l’enfant a subi des violences ? Soit on le laisse risquer des violences, soit on le soustrait à ses parents, – ce qui est dramatique -, alors qu’il n’y a aucune raison de le faire. Le poids de la responsabilité est écrasant. Et il faut tenir bon, quand l’enfant et/ou la famille nécessitent un accompagnement, mais aux frais de l’éducateur qui encaisse la rudesse de ses interlocteurs. Ainsi l’éducateur raconte : « après quelques mois difficiles et quelques rencontres prématurément interrompues avant qu’elle m’insulte, elle a fini par accepter ma présence, et moi j’ai fini par m’habituer à ses ésclandres, à sa manière de me malmener pour se rassurer. J’ai toujours tort, je ne comprends jamais rien, et pourtant, entre deux grossièretés, elle me confie ses angoisses, son désir profond de voir ses enfants s’en sortir, son inacapacité à gerer son fils ainé, sa peur de le voir déraper. L’avenir lui donnera raison, il fêtera ses 18 ans en prison. » (p. 54).

Un métier synonyme d’engagement

On comprend donc en lisant ce livre la difficulté du métier et du courage qu’il faut pour s’y engager. « Mon métier ? Ouvrir et fermer des fenêtres sur la vie intime des gens, proposer mon aide le temps d’une rencontre, reccueillir la souffrance avec pudeur, lui donner un sens avec modestie, la rendre un peu plus supportable et puis m’en aller, me faire oublier. Je travaille à ma propre inutilité. Ma victoire, disparaître de leur vie. » (p. 98). Comment dès lors ne pas douter ? « Douter fait partie de mon métier, comment faire autrement quand mes idéaux succombent chaque jour un peu plus à mes faiblesses, quand ils s’épuisent face aux injustices ordinaires ? Et pourtant je continue de m’accrocher à mes utopies comme le naufragé s’accroche au récif en pleine tempête. » (p. 102). Et l’auteur poursuit un peu plus loin : « Désir et impasse se succèdent, se relaient, s’entremêlent, s’intérrogent, se confondent, se combinent me laissant parfois enthousiaste, parfois découragé, jamais résigné. Mais le jour où l’impasse sera celle de mon propre désir, alors il sera temps pour moi de m’éclipser. » (p. 131).

C’est sans doute sa capacité à « l’empathie », à partager avec autrui les aléas de l’existence, et ce jusqu’au dramatique, à chercher a comprendre coûte que coûte ce qui peut se passer dans ces familles, à ne jamais laisser tomber quand de toute évidence rien ne s’améliore, ce courage qui permet à Xavier Bouchereau de ne jamais baisser les bras, il en fait au final une qualité essentielle d’un éducateur spécialisé. Ainsi il conclut son ouvrage : « J’ai envie de défendre une certaine conception du travail social, cette conviction profonde qu’on ne peut pas accompagner les personnes en souffrance sans donner de soi, sans intérroger sa propre consistance, sa capacité à tutoyer les souffrances sans se décomposer, sans se laisser envahir, sans perdre sa lucidité, sans se mettre en péril… » (p. 151).

Un témoignage qui  ne donne pas forçément envie « d’y aller », mais qui force le respect par les efforts accomplis, par cette foi que malgré tout, envers et contre tout, l’homme peut aider l’homme, que l’on ne peut pas, que l’on a pas le droit de laisser tomber, et que – oui ! -, il y bien quelque chose à faire.

Xavier Bouchereau – Au cœur des autres – Journal d’un travailleur social
Editions Sciences Humaines – 2013, 156 p., 12 euros