Agnès Perroux : les difficultés d’une vie d’artiste

Rencontre avec une artiste grenobloise, de talent, pour l’interroger sur son parcours aussi bien que sur sa situation. Plongée dans le monde des « petits plans » et de la débrouille là où on aurait supposé raffinement et grandiloquence. On est à la fois fasciné par ce monde de l’expression figurée, et effaré par la non-reconnaissance dont souffrent les artistes. Portrait.

Agnès Perroux, 49 ans, est une artiste grenobloise, plasticienne, au profil et au parcours atypique, qu’il est fort intéressant de considérer dans un monde impersonnel où le train-train quotidien absorbe toute originalité. Elle sort des Beaux Arts en 1989 et suit une véritable vocation : touchée par la passion artistique, elle travaille les structures, l’installation, les décors (de magasin par exemple), en cherchant aussi l’esprit de l’expression et en travaillant avec des musiciens, des sociologues, sur des projets pluri-disciplinaire ; et elle fait des expositions, au Musée de Grenoble par exemple (en 1996), mais aussi à l’étranger, où elle fait découvrir ses créations(voir l’image ci-dessous).

Une situation économique difficile

Passionnant non ? Et pourtant difficile de s’en sortir économiquement quand on a vocation à exprimer l’essentiel ou l’inessentiel. Agnès Perroux résume : « En sortant des Beaux Arts, ce qui est compliqué c’est que l’on a un diplôme en poche, mais il n’y a pas d’employeurs pour les artistes plasticiens. ». Pour les artistes, dès lors, c’est direction pôle-emploi. « Quand on sort des Beaux Arts on s’inscrit à pôle-emploi et on essaye de trouver des petits plans. ». Pour un artiste, les petits plans ça peut être des commandes pour faire une affiche, un décor, une scénographie. 

D’où l’idée, pour Agnès Perroux, avec d’autres artistes, de se constituer en association. Ce qui était nécessaire : « Les employeurs potentiels nous demandaient d’avoir un statut pour facturer, donc on s’est organisé en association, ce qui a permis de structurer juridiquement nos activités. Grâce à ça on a eu des emplois aidés, des CES, des CAE ou des CUI, qui permettaient à l’association d’embaucher les artistes. L’association a évoluée, elle a changé de nom, au départ c’était Labomobile, on travaillait avec différents partenaires, c’était parfois des ateliers pour des jeunes, parfois des décors pour des projets théatraux, parfois ses affiches, graphisme, photos, ensuite des gens de l’association se sont plus développés vers le spectacle vivant, et puis moi j’ai repris une partie de nos activités, l’association s’est scindée en plusieurs parties, et donc aujourd’hui elle s’appelle « Digitale Forme« . ».

Une association d’artistes

Digitale Forme a donc pour principe de proposer des prestations artistiques, rémunérées, et se distingue aussi bien d’une association comme Solexine ou encore des intermittents du spectacle. Solexine accueille du public, ce qui n’est pas le cas de Digitale Forme, qui, à l’inverse, va vers le public, même si l’objectif commun est d’apporter une pratique artistique à des novices. On rejoint ici une dimension d’enseignement. Agnès Perroux explique : « ça peut être le lycée Emmanuel Mounier qui a une annexe, c’est un lycée expérimental, qui s’appelle le CLEPT, pour des jeunes en difficultés scolaires, pour des adolescents qui veulent réintégrer le circuit scolaire après s’être arrêtés, ils font appel à des artistes pour animer des ateliers… ». Le problème, cependant, à ce niveau, contrairement aux intermittents du spectacle, par exemple, c’est que seuls les résultats sont rémunérés. « Avant que l’oeuvre existe, avant que la peinture soit faite, il y a tout un temps en amont, de recherche, de travail, d’expérimentation, et ce temps là il n’est pas payé ; pour les intermittents du spectacle, le temps de préparation avant le spectacle est pris en compte par le système de l’intermittence, mais pour un artiste, avant l’exposition, personne ne parle des mois et parfois des années qu’il a fallu pour faire l’oeuvre. Donc parfois, effectivement, le RSA ou les contrats aidés sont des solutions. ».

Artiste plasticien, une situation économiquement, et même existentiellement, difficile. « Le fait d’être socialement très précaire et très faible peut parfois être difficile à vivre, tenir son travail et tenir ses recherches alors qu’on est au RSA, et qu’on voit pas l’avenir devant soi c’est difficile, donc en association c’est aussi une façon d’être plusieurs et de se serrer les coudes autour de cette situation, c’est peut-être aussi pour l’instant la seule forme qu’on a trouvé pour developper notre travail, il y a un vrai problème sur la question du statut social des artistes, si on ne vends pas, si on n’est pas dans un circuit économique qui fonctionne bien, si on ne vend pas d’oeuvres, si on ne vend pas de peintures, on ne peut pas être à la Maison des Artistes, donc il faut bien être quelque chose. Donc on va au RSA ou à pôle-emploi. Actuellement les plasticiens qui cherchent un statut jonglent entre contrats aidés, via les associations, ils essaient de tirer un peu du coté des intermittents, mais le statut d’intermittents du spectacle n’intègre pas les plasticiens. Les plasticiens sont vraiment les malmenés du système de l’intermittence, on est pas intégré à ce système là. Donc c’est difficile de discuter avec pôle-emploi. Ils sont moins documentés que nous, ils sont moins informés que nous. Au bout d’un moment la relation que l’on a avec eux c’est plus une relation où il se méfient de nous, ils nous contrôlent, donc c’est une relation de contrôle et de surveillance, plutôt qu’une relation de soutien, d’aide. On se sent souvent limite hors-circuit. ».

Une pratique non reconnue…

Du coup, le problème, c’est que l’économique vient perturber l’existentiel. Le temps passé à préparer de l’enseignement ou des prestations rémunérées occasionnelles, rongeimageagnesgrand sérieusement le temps de la pratique personnelle pourtant essentielle au plasticien, dans laquelle il puise son talent, son aspiration, son savoir-faire. « Il faut savoir qu’un artiste, quand il a fini ses études, il faut bien dix ans pour aboutir et developper son langage, pour que son langage devienne un langage personnel, c’est un peu comme un musicien, il faut qu’il continue de travailler. ».

C’est là que les plasticiens sont victimes, au final, d’une sacrée injustice. On juge que l’art contemporain n’est que pure expression abstraite, on ne leur reconnaît ni l’effort, ni l’importance, surtout, de leurs productions. Et pourtant, il n’est pas besoin de regarder bien loin pour se rendre compte que tout passe par la conception et la configuration d’un plasticien, à un moment ou a un autre. Agnès Perroux remarque : « Quand on dit « arts plastiques« , « arts visuels« , ça paraît un peu coupé du monde, mais quand on regarde autour de nous, en fait on s’aperçoit que pratiquement tout est passé par le dessin, a été dessiné, donc ce qui est du domaine du visuel et de l’art, que ce soit un téléphone portable, une paire de chaussure, une fourchette ou un interrupteur, est passé entre les mains de quelqu’un qui s’intéresse à la forme, l’aspect, la plastique des choses ; les arts plastiques c’est un domaine qui étudie l’aspect, c’est à dire la forme, ligne, couleur, texture, et la relation que l’on peut avoir avec tout cela, et le sens que ça porte. Après quand on regarde les gens qui travaillent à la télévision, dans l’image, sur la scène, sur l’espace scénique, la lumière, la photographie, le graphisme, le vestimentaire, le design, l’espace, l’architecture, ce sont des gens qui ont étudié les arts visuels et les arts plastiques. ».

 …mais une nécessité culturelle

Hypocrisie de notre société donc, qui considère les artistes avec condescendance, comme si leurs productions étaient futiles et en tout état de cause inutiles et qui pourtant jouent économiquement et culturellement dans l’espace de l’art. Agnès Perroux le voit clairement : « Quand vous allumez votre télé, il y a plein d’artistes partout, chez vous il y a des livres, des DVD, des disques, c’est de l’art tout ça, l’art est présent partout ; c’est le temps de l’émergence, de la préparation et de la fabrication qui n’est pas du tout pris en compte, on en parle quand ça existe, quand le livre est édité, quand le disque est gravé, quand le spectacle est vendu, mais tout le travail qu’il y a en amont est énorme, ce que vous voyez vous c’est la partie extérieure de l’iceberg, mais c’est énorme ce qu’il y a en dessous. J’ai fait une exposition au Musée de Grenoble (« Couleurs et constructions »), pendant six mois j’ai travaillé pour la faire émerger, et pendant ces six mois j’était au RSA, d’ailleurs je me souvient que pendant l’exposition au Musée de Grenoble j’était au RSA et je payais le parking du Musée, et on était pas payés. Au niveau économique c’est quand même super dur. ».

Problème philosophique au final, si il est vrai que cela pose la question de la perception de l’art dans notre société aujourd’hui. Agnès Perroux commente : « A la fois on se dit que l’art ne sert à rien, a la fois on demande aux artistes de venir dans les quartier, travailler avec les jeunes, on demande aux artistes de venir auprès des personnes en soin, parce que l’on pense que l’art soigne, on demande aussi aux artistes de venir dans certains hopitaux psychiatriques, parce qu’il y a une notion de thérapie, l’art fait du bien, l’art nous aide à avancer, on a quand même tous le nez dans le guidon et l’art nous permet de prendre un peu de recul. ».

De quoi méditer, donc, sur la place et la fonction de l’art comme de l’artiste dans notre société, sur ce qui est utile et ce qui est essentiel : peut être devrait on sortir du cynisme utilitariste, pour s’intéresser au sens qui fait nos vies et notre culture. Laissons, sur ce sujet, la conclusion à Agnès Perroux : « Je pense que l’art est un domaine qui fait que l’homme est homme. L’art c’est ce qui nous parle de l’homme, qui nous parle de nous, ça nous donne conscience de ce que l’on est, ça nous donne conscience des codes qui constituent notre société, il y a une découverte, une aventure, un reflet de ce que l’on est, c’est essentiel… ».

Digitale Forme : Ateliers d’artistes du Brise Glace, 14 rue Jacquard, 38100 Grenoble.

Pour se faire une idée des travaux d’Agnès Perroux, allez voir son book