Martin Hirsch pense aux autres. Après Emmaüs France, après le poste de Haut-commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté, et juste avant son nouveau statut de Directeur général de l’Assistance Publique – Hopitaux de Paris, il prend la peine de sortir un petit ouvrage, assez bref (200 pages), totalement accessible (ce qui est un mérite quand on connaît la complexité des analyses économiques), et tout simplement rassurant quand on est pessimiste a propos du problème de la pauvreté dans notre pays. Non, il n’y a pas une fatalité inéluctable, oui on peut faire quelque chose et agir concrètement. Encore faut-il d’abord y croire, mais aussi avoir les compétences requises pour penser un changement de notre système : Martin Hirsch a tous ces talents.
La double peine
L’ouvrage s’intitule « Cela devient cher d’être pauvre » et cible principalement un phénomène que M. Hirsch appelle la « double peine » (tout l’ouvrage est axé autour de ce thème). Dès l’introduction, M. Hirsch cerne le problème : « Le pouvoir d’achat est une préoccupation partagée par l’ensemble des Français. Elle l’est d’avantage pour certains que pour d’autres, du fait d’une inflation subie par les plus modestes plus importante que l’inflation calculée pour l’ensemble de la population. » (p.13). La « double peine » désigne alors l’injustice qui fait que les pauvres payent en fait plus cher que les foyers moyens ou riches. M. Hirsch précise cette notion de « double peine » : c’est le « phénomène étrange qui renchérit le coût des dépenses des plus pauvres par rapport à ce que paye la majorité de la population. » (p.23).
Ainsi au niveau des « dépenses contraintes » (c’est à dire des dépenses absolument indispensables) : les pauvres ont une part plus importante de leurs ressources qui va dans les dépenses contraintes que les autres. Par exemple, pour un pauvre, 50% de son revenu ira dans le loyer, tandis que pour quelqu’un de plus aisé seulement 10% de son revenu ira dans le logement. Pour remédier à cela on augmentera l’allocation logement, donc on augmentera le « pouvoir d’achat » d’un pauvre relativement au logement, mais du coup le bailleur disposera d’une nouvelle marge pour augmenter son loyer, tant et si bien que l’argent débloqué par l’Etat ira en fait dans la poche du bailleur, qui lui se plaindra des prélèvements fiscaux destinés à financer l’aide au logement. Une caricature en quelque sorte, mais qui montre qu’à la source du problème de la pauvreté coexistent une variété de paramètres qui ne demandent qu’à être repensés, et c’est précisément ce que propose Martin Hirsch.
Analyser concrètement les problèmes
Le problème fondamental que relève Martin Hirsch, est que l’on essaie de réguler en amont le problème de la pauvreté, avec une multitude de dispositifs, comme le RSA, la CMU, l’aide au logement, etc., mais on ne pense pas suffisament la situation concrète de ceux qui sont dans la pauvreté. Il faut voir comment un ménage pauvre fonctionne, où va concrètement les allocations qu’ils touchent (quand ils y ont recours, car ils peuvent tout aussi bien en ignorer l’existence ou ne pas comprendre comment on y accède), comment s’organise et se structure le budget d’un ménage modeste, et ce sont ces analyses là qui font défaut dans la politique contre la pauvreté aujourd’hui. Car non seulement l’Etat verse des milliards d’euros dans les aides sociales en général, mais cela ne change pas la situation des plus pauvres autant que cela le devrait. Une situation qui donne du blé à moudre aux pourfendeurs de notre système social, alors qu’il faut non pas le supprimer mais l’adapter, de telle sorte que l’effort consenti produise l’effet escompté.
Les aides de l’Etat, la Sécurité sociale, la CMU, le RSA (inaccompli selon M. Hirsch), le ticket modérateur, le bouclier sanitaire, l’accès aux soins d’optique, les aides aux logements, mais aussi l’accès au permis de conduire, etc., Martin Hirsch revisite tout l’arsenal des aides sociales existantes aujourd’hui, relève parfois quelques bonnes idées ou des démarches intéressantes, mais surtout cible les défauts et souvent l’absurdité (parfois radicale) des systèmes existants, d’une part. Mais Martin Hirsch fait, d’autre part, des propositions, à chaque fois pertinentes et fort intelligentes, qui donnent par ailleurs l’impression que nos dirigeants actuels se lavent les mains de la pauvreté à coup d’aides sociales mal distribuées, sans se soucier ni envisager, très concrètement, la situation des pauvres aujourd’hui, et les moyens effectifs d’y remédier. Il apparaît faux, désormais, à la lecture de cet ouvrage, de se dire que « l’Etat fait ce qu’il peut », on a dès lors l’impression que l’Etat fait ce qu’il doit, sans se soucier de savoir si ce qu’il doit faire se réalise vraiment.
De nouvelles propositions
La partie la plus intéressante de l’ouvrage est sans doute le dernier chapitre (qui est aussi le plus long), dans lequel Martin Hirsch fait des propositions propres à corriger les défauts et les absurdités exhibés et dénoncés dans la première partie du livre.
L’idée principale est d’indexer les tarifs et les frais supportés par les ménages sur leur revenus. Que par exemple, à revenus différents, on paye un pourcentage de charges équivalent. Par exemple M. Hirsch écrit : « Remplacer la multiplicité des tarifs sociaux, barèmes de prestations sociales et autres conditions d’éligibilité complexes, par une seule et même condition de revenu, qui, une fois calculée serait applicable pour obtenir une tarrification correspondant à ces besoins. »(p. 163).
Il s’agit, pour Martin Hirsch, de saisir les absurdités de faits à la racine, dans la mesure où il devient indispensable aujourd’hui de donner cohérence à des croisements de prestations absurdes. Il écrit par exemple qu’est nécessaire « un effort des pouvoirs publics, dans leur ensemble, pour que l’éclatement des interventions entre l’Etat, les régions, les départements, les communes, les caisses de sécurité sociale, les grandes entreprises publiques, ne se traduit pas par des incohérences et une complexité dont les plus modestes sont les principales victimes. »(p. 163).
Martin Hirsch prône encore un panel d’actions variées, nécessaires, par exemple, pour réévaluer la pauvreté. On est effaré de réaliser que l’on est dans un système dans lequel on n’est même pas capable d’identifier véritablement la pauvreté : le pouvoir d’achat est mesuré aujourd’hui par une moyenne, sans que l’on repère les inégalités. Martin Hirsch remarque que les pouvoirs publics « se fondent sur des statistiques moyennes, qui s’appliquent à toute la population et ne prennent pas en compte spécifiquement la situation des plus modestes. L’inflation subie par ces derniers est, depuis 25 ans, durablement plus élevée que l’inflation générale. » (p. 173). Pareillement avec le primat du modèle du « caddy » : on calcule le pouvoir d’achat à partir du prix moyen du « caddy », sans inclure le côut des charges qui limite conséquement le pouvoir d’achat des foyers modestes.
L’idéal, à partir de l’état des lieux exact du niveau économique d’un ménage, ce serait, selon, M. Hirsch, de créer un « coéficient solidaire » : « valable pour l’ensemble des postes de dépenses susceptibles d’être concernés par des tarifs sociaux. Calculé en fontion du revenu, pouvant être actionné par un numéro unique dont serait dépositaire chaque ménage, comme il détient un numero de Sécurité sociale ou ses différentes cartes de réduction, de transport et d’abonnement. » (p. 175). Le principe, foncièrement juste, mais certainement scandaleux pour quelques uns, serait donc que chacun paye proportionnellement la même chose, quelque soit le salaire : que ceux qui touchent moins payent moins, et que ceux qui gagnent plus payent plus.
La tarification, en fonction des revenus, pourrait par exemple être mise en œuvre dans le domaine énergetique (ce que M. Hirsch appelle « le bouclier énergetique »). M. Hirsch propose : « une véritable tarification en fonction des revenus, garantissant que la facture énergetique ne dépasse pas une certaine proportion de ces revenus, devient donc indispensable. » (p. 179). Pareillement pour la santé : M. Hirsch envisage un « bouclier sanitaire » qui interdise au malade de payer une proportion démesurée de ses revenus dans des frais de santé.
Intégrer les entreprises
Enfin, M. Hirsch ose intégrer les grandes entreprises, celles qui font des bénéfices sur les situations des plus fragiles, à un nouveau concept économique, qui comprend les « PPPAP » d’une part, et le « Social business » d’autre part.
Les PPPAP désignent les « partenariats public-privé anti-pauvreté ». Le principe : « nouer des partenariats avec des enrtreprises qui renonceraient, pour remplir un but social, à réaliser du profit, ou, dans certains cas, à le maximiser. » (p. 184). Martin Hirsch ouvre une conjecture intéressante : « Si on estime légitime de faire baisser le coût pour les familles modestes de certains biens et qu’une ou plusieurs entreprises productrices ou distributrices de ces produits sont volontaires pour y contribuer, peut-on imaginer un partenariat structuré, à grande échelle, visant à donner accès à ces produits à toute la population concernée ? » (p. 185). C’est donc les entreprises, et non plus l’Etat, qui consentiraient elles-mêmes à l’effort que par ailleurs on attend d’elles.
Enfin, le « social business » peut être une possibilité d’avenir pour toute politique sociale. Il s’agit de responsabiliser les grandes entreprises en les associant à des projets sur lesquelles elles ne font pas de profit, mais sans perte aucune non-plus. M. Hirsch résume : « mettre de coté la recherche d’une maximisation des profits pour inverser les priorités. » (p. 189). Les priorités : soit fournir une prestation à prix cassé, soit recruter à prix égal des travailleurs moins performants, en vue d’harmoniser la logique de l’emploi : « L’inversion des priorités est réelle. Elle peut conduire à recruter des personnes dont la productivité est plus faible. Garder des effectifs suplémentaires, plutot que de les renvoyer à l’aide sociale. » (p. 189). Selon ce principe, ne pas, donc, fermer des entreprises peu rentables pour préserver le facteur d’emploi qu’elles représentent.
Martin Hirsch propose ainsi une troisième voie entre le « tout allocatif » et le « zéro assistanat ». La pierre angulaire de son analyse : penser véritablement la logique économique des plus pauvres et améliorer conséquemment leur situation, sans débourser un sou de plus, mais tout simplement en s’organisant autrement. Et il est somme toute incroyable que des talents comme Martin Hirsch ne soient pas mieux mis à contribution dans notre pays.
Cela devient cher d’être pauvre
Martin Hirsch
Stock, 2013