La Scierie, un récit anonyme

« Tant pis : il est trop tard », conclut le narrateur. Trop tard pour ne plus devenir celui qu’il est devenu en offrant deux ans de sa jeunesse au travail de force, entre la fin de ses études et l’appel sous les drapeaux, alors que rien dans son milieu social ou familial ne l’y prédisposait.

« La couronne des increvables »

La Scierie est un texte anonyme que son narrateur jette sur le papier sans y mettre de formes : « je crois que j’ai quelque chose à dire », explique-t-il. Et de lancer son récit dans un style sans concession, entièrement au présent, comme si chaque étape de ce voyage au bout de l’épuisement se déroulait devant nos yeux au moment même où nous le lisons.

On découvre le monde ouvrier au début des années 50, des journées de dix à douze heures, sans mesures de sécurité, sans souci de la santé des hommes. Et le narrateur nous décrit des salauds. Patron comme collègues, autant de portraits où le mépris, sinon la haine, colle à chaque mot. Et le narrateur nous décrit le salaud qu’il devient. La logique infernale qui s’empare de lui. Le besoin de vengeance. Presque le goût du sang.

Et puis, au fil du récit, ce sont des personnages plus amènes qu’il croisera. Des bûcherons, des « griffeurs » dont il admirera la force et le courage. Qui le motiveront lui-même à se dépasser dans l’effort. Le narrateur est un esthète : il décrit les corps, les musculatures, les « yeux aussi froids que les scies » de Garnier, la « gueule puissante » du Yougoslave. Des hommes, toujours. Les femmes sont rarement décrites, rarement intéressantes, juste des chaleurs de passage. Et l’on comprend entre les lignes.

 

« L’esclave d’une machine »

Le narrateur décrit aussi la machine, cette entité qui n’apparaît ni humaine, ni animale. Une machine vivante, que l’on apprivoise avec peine et qui peut à tout moment vous arracher un doigt, une main peut-être. Et le narrateur décrit le bruit d’une scierie qui marche ou, pire encore, d’une scierie qui ne marche pas, où chacun s’impatiente et s’emmêle. « On se croirait dans un asile de dingues. »

La Scierie est un texte éprouvant. Cette fatigue permanente qu’évoque le narrateur, il nous semble au fil des pages, la ressentir dans notre chair. On voudrait poser le livre par moment, juste pour se reposer, mais les mots s’appellent les uns les autres. C’est un livre qu’il est difficile de lâcher.

Et puis,  au milieu de ces bois trop verts et dangereux sous la lame, parmi ces salauds ou ces feignants, ces hommes aux caractères trempés qui s’effondrent en larmes sous le poids de la pression et de la fatigue, ces cris, ce sang qui coule parfois, on trouve de vrais moments d’amitié, de camaraderie, de solidarité et de tendresse inattendus, des instants où le narrateur se repose de sa violence. De la violence.

La Scierie est anonyme et c’est sans doute mieux ainsi : c’est un texte unique, singulier. Un document autant qu’un témoignage dont la valeur littéraire est indéniable. Et c’est surtout une œuvre  qui remue, que l’on referme épuisé, en poussant un étrange soupir de soulagement. Mais que l’on s’empressera de recommander.

 

scierieLa Scierie

Récit anonyme

Préfacé par Pierre Gripari

Editions Héros-Limite

16 euros

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