« Encaisser ! » de Marlène Benquet : la construction de la paix sociale dans les supermarchés

Caissière n’est pas un métier très valorisé : tâches répétitives, liberté d’action quasi inexistante, rémunération médiocre et reconnaissance sociale faible. Pourtant on assiste peu à des révoltes de caissières. Dans le livre « Encaisser ! », Marlène Benquet propose une analyse complète de la grande distribution afin de comprendre comment est maintenue la paix sociale. Voici quelques unes des idées développées dans ce livre.

 

Une immersion transversale

« Encaisser ! » n’est pas une étude abstraite. De 2008 à 2010, pour mieux comprendre les rouages de la grande distribution, Marlène Benquet a choisi de devenir caissière puis de réaliser des stages au sein du siège du groupe et au sein de l’organisation syndicale majoritaire (Force Ouvrière). Dans son livre, elle a changé tous les noms et s’intéresse donc au groupe « Batax » qui compte un demi million de salariés dans le monde dont 100 000 en France.

 

L’arrivée des financiers

Dans les années 2000, les groupes de la grande distribution ont changé de stratégie et de fonctionnement : Batax est passé d’une organisation paternaliste et décentralisée à une gestion par des financiers et à une centralisation de toutes les fonctions. Un magasin n’est plus un petit commerce fonctionnant avec ses propres règles, c’est une entité dans un ensemble constitué par des règles et normes collectives. Quelles sont les conséquences sur le travail actuel des salariés ?

 

Sans lieu ni règles

L’organisation du travail des caissières est particulier. Chez Batax comme sans doute dans d’autres magasins, elles n’ont pas de temps de travail fixe (système d’horaires en îlot), pas de lieu de travail fixe (l’attribution des caisses a lieu chaque matin) et pas de règles clairement établies. Lors de son entretien d’embauche, Marlène Benquet comprend que ce ne sont pas ses compétences qui comptent mais sa rapidité et son comportement discipliné. Les premiers jours de travail, on lui inculque les mouvements nécessaires au fonctionnement de la caisse comme des suites d’injonctions sans logique ni pertinence. L’encadrement des caissières s’effectue dans un système d’arrangements réciproques et de faveurs octroyées. La surveillance est permanente et les temps collectifs extrêmement réduits, ce qui évite la constitution de groupes d’action. Et que combattre quand les règles sont floues et établies au cas par cas ?

 

Sans information ni pouvoir

Il est toutefois nécessaire de rendre le travail supportable et acceptable si on ne veut pas de conflits sociaux. Il faut aussi faire appliquer certains changements comme l’organisation des horaires ou la suppression de postes. « Faire passer » les stratégies élaborées par la direction exécutive, c’est le travail du service des ressources humaines. Lors de son stage dans ce service, la sociologue a découvert qu’il était surtout une instance de légitimation des objectifs du groupe. Ainsi, les salariés des ressources humaines ont une marge de manoeuvre extrêmement restreinte et ne connaissent pas toujours les tenants et les aboutissants de ce qu’ils doivent « faire passer » auprès des salariés. Ces derniers doivent juste continuer à travailler. Le principe de fonctionnement aux ressources humaines comme dans les magasins est le suivant : « que chacun ne sache que ce qui est strictement nécessaire à la réalisation de son travail ».

 

L’illusion de la fatalité

Une autre stratégie permettant la paix sociale est le report de la responsabilité sur des phénomènes extérieurs au groupe : Batax n’y est pour rien s’il doit restructurer l’activité salariale, ce sont des impératifs liés à la crise économique, à la concurrence exacerbée, à la pression environnementale, au changement de comportement des consommateurs, etc. Cette stratégie est employée envers les salariés des magasins mais aussi pour la signature des accords avec les syndicats. Pour que les mesures passent, on fait croire à l’impossibilité de faire autrement : « nous sommes désolés d’avoir à licencier mais c’est la fatalité ». Si ce n’est la faute que de la crise économique, va-t-on lutter contre ses conditions de travail ? Prendra-t-on le risque de faire grève quand on sait que le chômage est très élevé ?

 

Au premier abord, la lecture de « Encaisser ! » peut paraître fastidieuse car les explications sont exhaustives et la méthode scientifique. Mais, à travers les descriptions concrètes de ses immersions, Marlène Benquet nous présente une véritable analyse sociologique du monde de la grande distribution et offre ainsi au lecteur une meilleure compréhension du monde professionnel actuel en général. Les constats de Marlène Benquet ne sont pas vraiment réjouissants mais ils peuvent inciter à agir contre un système qui enlève à terme tout sens à l’activité salariée. Ce livre participe à l’idée fondamentale que la compréhension permet l’action : « Il semble bien que la découverte de ce monde social, parce qu’elle précise la situation des individus d’ailleurs et notamment d’en dessous, accroisse leurs possibilités d’actions. »

 


Marlène Benquet, « Encaisser ! Enquête en immersion dans la grande distribution », Edition La Découverte, 2013, 20 euros

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