Analyse (presque) sans concessions d’une société inégalitaire

Économie dynamique, société égalitaire : le discours libéral a tendance à les opposer et affirmer qu’il faut choisir l’une ou l’autre.

Ce livre s’attaque à ce lieu commun, en démontre les méfaits et y propose des alternatives.

Sous son aspect imposant voire rébarbatif (un « pavé » de cinq cents pages), « La grande fracture » est en réalité très accessible : regroupant des articles publiés entre 2006 et 2014 dans de grands périodiques des États-Unis, il les organise en parties thématiques, chacune ouverte par un exposé synthétique des idées essentielles qui y sont ensuite abordées. Joseph E. Stiglitz, vice-président et économiste en chef de la Banque mondiale de 1997 à 2000 et prix Nobel d’économie en 2001, réussit ainsi à proposer un ouvrage ouvert à tous.

Aux racines de l’inégalité

Pour commencer, Stiglitz se penche sur les causes de la crise actuelle et ses racines, remontant jusqu’aux années 1980. Son objectif ici est de mettre en évidence une des idées fondamentales de son livre, à savoir que l’inégalité, qui favorise les crises et en ressort aggravée, n’est pas une « catastrophe naturelle » engendrée par un système sur lequel nous n’aurions aucune prise, en vertu de lois économiques que nous ne saurions contrôler ; l’inégalité résulte de décisions politiques et économiques prises par des Hommes et peut donc être corrigée.

Ayant établi que l’inégalité n’est pas une fatalité, Stiglitz enchaîne en démontrant qu’elle n’est même pas un choix économique valable. Il réfute catégoriquement deux arguments si souvent entendus : la protection sociale engloutit trop d’argent – qui serait mieux employé ailleurs – et la richesse a vocation à ruisseler, descendre l’échelle sociale – les plus modestes finiraient donc par bénéficier de l’enrichissement des plus aisés.
Stiglitz met en évidence que la meilleure mesure de la richesse économique d’un pays tient dans sa population : plus celle-ci est éduquée, en bonne santé et motivée, plus sa productivité est importante ; mieux elle est payée, plus elle consomme. Lutter contre l’inégalité n’est donc pas seulement une obligation morale, c’est également une excellente stratégie économique.

Une autre façon de penser l’économie

Stiglitz ne se borne pas à constater et expliquer, il se veut également constructif. C’est ainsi qu’il s’intéresse à des pays dont le modèle de société a réussi à faire coïncider développement humain et économique avant de réfléchir à comment transposer ces expériences aux États-Unis. Le livre est d’ailleurs centré sur ce pays, ce qui rend parfois la lecture dépaysante. Malgré cela, le tableau dressé par Stiglitz et les mesures qu’il préconise demeurent très intéressants pour le lectorat français, les caractéristiques socio-économiques des États-Unis et les nôtres étant très proches.

À de multiples reprises, Stiglitz utilise une métaphore pour illustrer son propos, celle du gâteau dans lequel chacun de nous prélève sa part, part que nous cherchons bien sûr à faire grossir. Nous pouvons faire croître le gâteau en faisant se développer l’économie : phase de croissance. Nous pouvons aussi attaquer la part des autres, spoliant autrui et recherchant des rentes : stagnation de l’économie.
Stiglitz considère qu’un des principaux maux du modèle économique occidental est la focalisation sur la deuxième solution, comportement qu’il qualifie « d’ersatz de capitalisme ».

Le changement… mais pas trop

Nous pouvons penser que se révèlent ici les barrières que son éducation et son environnement intellectuel interdisent à Stiglitz de franchir : s’il démontre et condamne clairement les excès du libéralisme, il écarte d’office l’idée que les inégalités soient inhérentes au capitalisme et évite toute mise en cause de celui-ci, préférant parler de « pseudo-capitalisme » pour désigner les fondements idéologiques du système actuel. En cela, il rappelle les communistes occidentaux d’il y a cinquante ans qui, confrontés à la révélation des crimes du régime soviétique, affirmaient qu’il ne pouvait s’agir là que de communisme dévoyé et non du « vrai communisme ».

Ce bémol n’empêche pas « La grande fracture » d’être une lecture intéressante et instructive. Qu’un ancien prix Nobel d’économie remette en cause le dogme libéral pour proposer des alternatives à l’austérité n’est pas seulement réconfortant : c’est aussi source d’espoir.