Die Brücke, un pont vers l’expressionnisme

Après Chagall et les peintres russes du début du XXe siècle, c’est la peinture allemande moderne que célèbre ce printemps le musée de Grenoble. Riche de quelque 130 œuvres (peintures, dessins, estampes réalisées à partir de gravure sur bois), l’exposition est entièrement consacrée à l’association artistique Die Brücke (Le Pont, en français), fondée en 1905 et dissoute quelques années plus tard en 1913.

Une occasion exceptionnelle de découvrir une période peu connue de l’art moderne allemand du début du XXe siècle.

On peut remercier le musée de Grenoble, et celui de Berlin, de nous offrir ce panorama instructif et si réjouissant de ce courant artistique. L’exposition respecte le parcours chronologique des oeuvres, depuis les premières années à Dresde (1905-1907), puis « les étés de la liberté » au bord des étangs de Moritzburg (1909-1911), jusqu’à la période plus sombre de Berlin précédant le cataclysme de la Grande Guerre. On suit ainsi les évolutions du groupe, les diverses influences à l’oeuvre, et on est pris dans un tourbillon d’émotions qui nous laissent pantois. Pari réussi.

L’aventure de la Brücke commence en 1905, à Dresde, ville de rentiers, de fonctionnaires et de militaires, dans l’Allemagne impériale de Guillaume II, quasi dictatorial en matière d’art. Une bande de jeunes, de bonne famille, étudiants en art, Karl Schmidt-Rottluff, Ernst Kirchner, Fritz Bleyl et Erich Heckel pour ne pas les nommer, est en butte à l’autoritarisme, à l’ordre établi et aux valeurs rétrogrades de ses aînés. En révolte contre l’art officiel empreint du conservatisme de l’époque, ils partagent un idéal commun et rêvent de libérer l’art – et la vie – du carcan des conventions. Quoi de plus banal en somme ? Eux seront des passeurs, ouvriront la voie vers la modernité, le nom de leur association en atteste. Ils ont la foi, l’enthousiasme, l’impatience et l’insolence de leur jeunesse.

Rompant avec leur milieu d’origine, ils s’installent dans un quartier ouvrier pour y mener une vie de bohème, afin de vivre et créer en toute liberté, sans aucune règle prédéfinie, si ce n’est donner libre cours à l’inspiration, sans chercher à la canaliser. Ils partagent tout, leur atelier, leurs idées créatrices, leurs expériences, leur vie, réalisant ainsi leur rêve communautaire. Ils sont rejoints les années suivantes par Max Pechstein, Cuno Amiet, Otto Mueller, Emil Nolde, entre autres.
C’est contre la culture officielle, les codes qu’elle impose, ces limites à ne pas dépasser, que leur œuvre s’inscrit initialement, faite d’exagération et d’outrance. Privilégiant la spontanéité et l’expression directe des émotions et sensations à la recherche d’esthétisme et de réalisme, ils s’imprègnent de toutes les idées bouillonnantes de l’époque avant de créer peu à peu un style commun faisant la part belle à la couleur et à la vivacité du trait, initiant ce courant majeur du XXème siècle qu’on nommera plus tard « expressionnisme ».

Les corps nus et les femmes sont à l’honneur dans les peintures et croquis. Les artistes choisissent comme modèles, non pas des professionnelles de la pose académique, mais de très jeunes femmes, celles qui partagent leur vie, qu’ils saisissent sur le vif et représentent dans des positions naturelles tirées de la vie quotidienne : la «Jeune fille à la toilette» de Karl Schmidt-Rottluff , toute absorbée à sa tâche, ne semble pas troublée par le regard du peintre. Le portrait de Marcella Kirchner (sur l’affiche de l’exposition) séduit par la façon naturelle et désarmante avec laquelle elle exprime son ennui. Ce choix d’investir la banalité du quotidien et de le représenter sans recherche d’esthétisme a un aspect résolument moderne, en rupture avec l’académisme ambiant.

Très vite, les jeunes gens délaissent leur atelier pour s’installer et travailler dans la campagne environnante, en bordure d’étangs. C’est ainsi que durant quelques étés, les artistes et leurs modèles vivront au plus près de la nature, partageant une vie communautaire libérée de toute contrainte et de toute morale, exaltant le corps nu, libre, décomplexé, jouisseur, en harmonie avec la nature. Leur audace sans limites les porte à se représenter, assis ou allongés, les cuisses légèrement écartées, le sexe offert, comme pour mieux jouir de la chaleur du soleil. C’est le triomphe de la jeunesse insouciante et libre qui prévaut.

Les paysages font aussi partie de leur travail d’investigation picturale, stimulé par la peinture moderniste française. Largement autodidactes, c’est à plusieurs qu’ils explorent les possibilités de la peinture à l’huile. Ce travail en commun explique la similitude de leur style durant les premières années. Le travail expressif  passe d’abord par la couleur, c’est elle qui compose le tableau. L’influence de la peinture exaltée de Van Gogh est manifeste dans le choix de couleurs vives, la nervosité de la touche et l’exagération des lignes. La matière dense et épaisse, le jaune flamboyant du chemin et le rouge incandescent des maisons jouxtant des couleurs plus acides dans le tableau des  « Maisons frisonnes » de Nolde, témoignent de l’intensité des sentiments qui l’habitent. Les liens qui unissent Die Brücke et le fauvisme, courant né à la même époque, se retrouvent étonnamment dans le choix de couleurs pures ou à peine mélangées, fortement contrastées et violentes. La perspective classique est remise en cause, rejetée, comme dans « Percée dans la digue » de Kirchner, où deux personnages avancent sur un chemin qui s’élargit considérablement pour finir par occuper tout l’espace, dans un aplat de rouge-orangé qui contraste fortement avec le bleu intense du ciel.

Le groupe puise aussi son énergie créatrice dans le primitivisme, chez Gauguin mais surtout dans l’art primitif africain et océanien, une manière d’inscrire dans ses peintures, dessins et gravures sur bois, sa quête de spontanéité et d’authenticité, dans un rapport simple et direct avec le réel. Les formes deviennent anguleuses, les têtes ressemblent à des masques, les aplats de couleur sont cernés de noir. L’estampe de Heckel représentant « Fränzi allongée » est surprenante : on y voit la jeune fille, allongée nue sur le côté, la forme du corps blanc épousant les contours du canapé, figuré par trois grands blocs d’aplats rouges, légèrement séparés comme les pièces d’un puzzle, tandis que la longue chevelure noire se confond avec le fond.

Les dernières années, passées à Berlin, marquent la perte de l’innocence, l’inquiétude naissante, le danger imminent (nous sommes à la veille de la Grande Guerre). La palette s’assombrit, les thématiques changent. Les scènes de rue, de cabaret, les prostituées, la vie nocturne, effacent les images paradisiaques et bucoliques des premières œuvres du groupe. Les rues animées de la ville sont représentées dans un état d’agitation permanente, les personnages, élégamment vêtus, silhouettes longilignes aux extrémités aiguisées, sont assez effrayants.

Enfin, Die Brücke excelle dans la gravure sur bois. Le groupe l’inscrit au cœur de son activité, contribuant ainsi à la renaissance de cette technique ancienne, délaissée pendant des siècles. Le travail sur bois oblige à aller à l’essentiel, à supprimer le superflu. La « Tête de pêcheur » de Nolde est réduite à sa plus simple expression et pourtant, les entailles provoquées sur les joues pour creuser les rides et donner cet aspect buriné au pêcheur, le fort contraste entre le noir encré et le blanc, rendent ce portrait vivant tout en évoquant la rudesse du caractère forgé par la dureté des conditions de vie. L’influence d’Edvar Munch est flagrante lorsqu’on regarde la « Tête de Madame Nolde » de Kirchner, striée de larges lignes censées lui conférer plus d’expressivité.

Die Brücke a aussi expérimenté la sculpture sur bois mais c’est à Berlin qu’il faut se rendre pour admirer ses réalisations. Le musée porte d’ailleurs le nom du groupe. L’exposition française pourra être vue de juillet à octobre à Quimper pour ceux qui l’auraient manquée à Grenoble.