Portrait de Christine Gamblin, éducatrice spécialisée & facilitatrice en résilience

Christine Gamblin, éducatrice spécialisée de son métier, nous fait part de son expérience d’accompagnement de personnes en situation de précarité au sein de la structure Oasis 38, un Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS) situé à Grenoble. Elle nous présente au travers de cas concrets sa méthode de travail et comment, au fur et à mesure de ces suivis, les conditions matérielles et les vécus personnels des personnes accompagnées évoluent.

« Mon parcours est atypique puisque j’ai quitté l’école en première, aussi je n’ai pas le bac. J’ai été tour à tour femme de ménage, gondolière dans un supermarché et barmaid… À 24 ans,  j’ai suivi une formation pour apprendre un métier dans le bâtiment, suite à quoi, j’ai été technicienne métreuse en bâtiment1 pendant quatre ans. En 1992, j’étais au chômage. J’ai alors passé et obtenu le concours pour entrer à l’école de travailleur social. J’avais déjà décroché ce concours à l’âge de 18 ans mais comme j’étais très jeune, ils m’avaient demandé de revenir dans dix ans. Ainsi, à 30 ans, j’ai commencé l’école d’éducateurs à Grenoble. Dans ce cadre, j’ai réalisé mon dernier stage à Oasis 38 où j’ai été embauchée en 1997. Trente ans après, j’y travaille toujours et à présent, je suis en fin de carrière.

À côté de cela, j’ai un enfant de 19 ans. Pendant mes loisirs, j’aime skier et passer des vacances au bord de la mer. J’ai également fait beaucoup d’équitation ». 

« J’accompagne des personnes qui me sont adressées par leur assistante sociale. Elles peuvent se trouver dans des situations diverses : sortie de prison, sans domicile fixe, ou expulsées de leur logement suite à des impayés de loyer. À Oasis 38, nous tenons à respecter les principes d’inconditionnalité et de continuité inscrits dans le Code de l’action sociale et des familles1 : les personnes seules aussi bien que les familles, mis à part les mineurs isolés. Nous leur permettons de bénéficier d’hébergements ou appartements certes petits, mais dans des quartiers plutôt paisibles car ils connaissent déjà des vulnérabilités et difficultés personnelles. En général le SIAO demande que l’insertion (le fait de retrouver un logement, un travail etc.) se réalise dans un temps assez court, en 18 mois. Au-delà de cette temporalité, il considère que c’est un parcours long. Mais cela ne se fait pas si facilement : en général dans les structures d’hébergement d’urgence et les CHRS, nous rencontrons les personnes les plus précaires, les plus éloignées du monde du travail et même de la “normalité » – payer un loyer ou savoir s’occuper de son appartement par exemple. De plus, certaines personnes accueillies ont des problématiques d’addiction à l’alcool ou aux drogues ou liées à des psychotraumatismes.

En tant qu’éducateurs spécialisés, nous accompagnons les personnes de manière globale. Au début, je me consacre plutôt aux aspects plutôt administratifs. C’est l’entrée que j’emprunte pour essayer d’établir une relation de confiance, car parfois les personnes accompagnées sont très fermées. D’autres fois ça ne va pas plus loin parce qu’elles n’en ressentent pas le besoin ; dans certains cas en revanche, des souhaits apparaissent et progressivement ça s’élargit. De temps en temps, nous mangeons ensemble, partageons une sortie : accrobranche, musée ou promenade en montagne – ces dernières sont très appréciées et fréquentées. Cela leur permet de sortir de Grenoble, ce que ces personnes ne font pas tellement d’elles-mêmes.

De notre côté, nous avons pour mission de protéger les plus vulnérables, même s’ils n’ont pas de titre de séjour.

Parmi les familles que j’accompagne, cinq sont sans-papiers. Certaines sont arrivées à Grenoble avec une autorisation à travailler et des droits de séjour, et font depuis l’objet d’une OQTF2. Ces personnes, n’ayant ni titre de séjour ni le droit de travailler, végètent ici et se retrouvent de fait plongées dans la précarité. Ce sont parfois des gens qui avaient des métiers dans leur pays et qui ne peuvent pas y retourner, et ceci pour de bonnes raisons. À titre d’exemple, en République Démocratie du Congo, la situation politique est extrêmement problématique et dangereuse. Plusieurs femmes congolaises fréquentant Oasis 38 ont été victimes d’emprisonnement, de viols et de tortures. La plupart des personnes concernées par une OQTF me disent préférer être sans-papiers en France et permettre à leur fils d’avoir un avenir, que de retourner dans leur pays où elles risquent de mourir parce qu’elles ont manifesté contre un président, par exemple. De notre côté, nous avons pour mission de protéger les plus vulnérables, même s’ils n’ont pas de titre de séjour. »

« En ce qui concerne ma façon de travailler, je fonctionne “à l’ancienne” : je prends en considération la situation actuelle des personnes que je suis et je leur laisse la possibilité de se poser. Ces dernières ont souvent besoin d’”accuser le coup”, et peut-être même pendant un moment, de se sentir de victime de la situation éprouvée. Ce temps peut aussi leur permettre de prendre du recul et d’analyser ce qui est advenu pour ensuite potentiellement retrouver une capacité à agir et être acteur de leur vie. À de multiples reprises, j’ai été témoin de cas de figure où des personnes face à des situations très difficiles se sont montrées très résilientes.

Par exemple, j’accompagne une jeune femme qui a été enrôlée dans un réseau de délinquance alors qu’elle était encore mineure, avant d’arriver à en sortir avec le soutien des éducateurs de rue. Parallèlement cette femme est passée par des moments d’addiction très lourds. Quand cette femme s’est présentée à moi, je me suis dit qu’il fallait la laisser se reposer car elle était en souffrance, tout en restant toujours en action. Plusieurs de mes collègues me suggéraient de lui proposer un travail ici ou là, mais j’ai estimé qu’il fallait lui laisser la possibilité de prendre son temps. Je lui ai dit : “vous avez le droit d’aller mal, quand même !” 

En ce qui concerne ma façon de travailler, je fonctionne “à l’ancienne” : je prends en considération la situation actuelle des personnes que je suis et je leur laisse la possibilité de se poser.

Certaines personnes accompagnées reviennent de loin, ont passé vingt ans dans la rue, donc nous n’effectuons pas le même travail avec elles qu’avec quelqu’un qui a juste besoin d’un coup de main pendant un an ! Nous avons pour principe d’éviter de leur demander d’arrêter de boire ou de se droguer de but en blanc, sinon elles se détourneraient de nous. Parfois, ne rien faire, c’est faire : juste être là, écouter, boire un café et attendre que cela s’apaise. La jeune femme que je viens d’évoquer a complètement arrêté de consommer des stupéfiants d’elle-même. Moi, je lui disais “vous faites comme vous voulez !’’.

Il y a vingt ans, j’ai connu une jeune femme de 20 ans qui exerçait dans les bars de nuit une activité subie de travailleuse du sexe, tout en recherchant un travail plus conventionnel. J’allais souvent la voir et elle était émotionnellement très affectée de cette situation. Suite à nos échanges, à un moment, cette femme s’est autorisée à vivre pleinement ce processus d’intégration psychique de son expérience. Aussi, pendant six mois, elle s’est effondrée, ne se lavait plus et ne changeait plus ses draps, c’est moi qui m’en chargeais. Je la voyais deux fois par semaine autour un café et au bout de six mois, elle s’est apaisée et elle est repartie dans la vie.

Je me souviens aussi d’un homme que j’ai accompagné. Il avait vécu trente ans dans la rue et depuis, il est mort. C’était une personnalité dans son quartier. Il était bien abîmé par la vie et racontait qu’il buvait entre 15 et 20 litres de vin par jour et une bouteille de whisky. À un moment, il s’est installé avec une femme que j’accompagnais également dans un appartement ou hébergement d’Oasis 38. Lors de cet emménagement, je lui avais demandé deux choses : de ne pas gêner les voisins et de payer sa participation au logement. Pour le reste, il pouvait faire ce qu’il voulait. L’accompagnement de ce couple a duré deux ans tant sur les versants administratifs que sur des aspects de la vie courante. La maison manquait d’hygiène car ils avaient des animaux et je venais avec des éponges et des produits ménagers pour participer aux tâches avec eux. Nous nettoyions le sol, les murs. Même après la fin du suivi, nous avons conservé des liens et je passais les voir régulièrement prendre le café. Un jour, ce monsieur m’a annoncé qu’il ne buvait plus qu’un litre de vin par jour, sans explications particulières. Je suppose qu’il a dû baisser petit à petit sa consommation d’alcool parce qu’il se sentait bien, du fait de vivre dans un environnement agréable.

Mon travail, c’est d’accompagner les gens dans l’accès aux droits, mais aussi dans des gestes du quotidien. Par exemple, au tout début de ma carrière, j’ai accompagné une jeune fille qui avait une déficience intellectuelle. Elle avait eu des poux et elle ne savait pas comment s’en sortir. Donc je suis allée chez elle dans un hébergement d’Oasis 38 et lui ai fait un shampooing. On peut être amené à tout faire dans ce métier ! » 

(…) les gens que j’accompagne, ils ont une vigueur et une résilience spectaculaires. C’est pour ça que j’aime ce métier. Je trouve que la rencontre avec l’autre, c’est quelque chose de fabuleux !

« Elles ont tellement de côtés où elles sont résistantes qu’elles m’épatent. Franchement, parfois je les regarde et me dis : “quel courage !”. Ce qui me déprime, c’est plus l’état actuel de la France au niveau administratif et politique, notamment le fonctionnement de la Caf, de la Préfecture etc. qui met à mal toute la population française et originaire d’autres pays qui a besoin d’aide. C’est cela qui me désole, pas les gens que j’accompagne, ils ont une vigueur et une résilience spectaculaires. C’est pour ça que j’aime ce métier. Je trouve que la rencontre avec l’autre, c’est quelque chose de fabuleux ! » 

…………………………………

Nous remercions vivement Mme Gamblin pour sa générosité dans cette interview et M. Jacquemoud, directeur de l’association ALTHEA dont dépend Oasis 38 pour son sympathique accueil.

Crédit photo : © Christine Gamblin


1 Appelé aussi économiste de la construction, le métreur est chargé d’effectuer les mesures et les calculs nécessaires à l’évaluation du prix de revient d’une construction ou de sa rénovation (immeubles, bureaux, maisons).

2 Une OQTF est une Obligation de Quitter le Territoire Français.

  1. On l’appelle aussi le CASF. ↩︎