La corde pour se pendre

Chômage et suicide, les deux versants d’une même maladie sociétale ? Quand des médecins se penchent sur la question, les réponses qu’ils apportent laissent perplexes.

Dépression de comptoir

Elle fait sensation, cette étude que vient de publier l’INSERM (Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale) dans son Bulletin Épidémiologique Hebdomadaire : l’augmentation du taux de chômage impliquerait une hausse du taux de suicide en France. Les médias ne manquent pas de souligner l’affirmation, à grand renfort d’illustrations pathétiques.

Dans Les Échos, c’est un homme en costume qui se tient la tête dans ses mains, assis sur des escaliers. Sur le site de France Télévision, c’est un quinquagénaire grisonnant qui prend la même posture. En attendant Le Cri de Munch ou le célèbre autoportrait aux accents de folie de Gustave Courbet ?

Le détail des articles tend cependant à relativiser l’affirmation de l’INSERM, pour la bonne et simple raison que l’INSERM n’a jamais affirmé quoi que ce soit. Bien au contraire, l’Institut indique dans la conclusion de son enquête qu’elle ne « permet pas de déterminer si les personnes au chômage se suicident davantage que les personnes en activité. » C’est pourtant bien ce que son traitement médiatique cherche à nous faire croire.

Il faut imaginer Sisyphe chômeur

Ce que constate l’INSERM, c’est une hausse – modérée mais réelle – du taux de suicide chez les personnes âgées entre 25 et 49 ans entre 2000 et 2010, période où l’on observe en parallèle une augmentation – tout aussi réelle mais nettement moins modérée – du taux de chômage au sein de la population active. « L’association observée en France entre taux de suicide et de chômage concerne particulièrement les hommes en âge de travailler », indique d’ailleurs l’Institut, avec un sens de la logique qui force l’admiration.

Cependant, le constat peut prêter à discussion. Pour commencer, on notera que les personnes de plus de 50 ans se suicident moins que celles âgées entre 25 et 49 ans. Difficile dès lors d’établir une causalité évidente entre chômage et suicide, quand on sait les difficultés de retrouver un emploi lorsque l’on appartient à la catégorie des « chômeurs seniors ».

Autre observation : les deux courbes proposées par l’étude indique clairement une baisse (relative) du taux de chômage entre 2006 et 2008, alors que le taux de suicide au sein de la population demeure plus ou moins stagnant. Ce même taux était même en baisse les années précédentes, face à un chômage demeurant pourtant élevé.

Des chiffres et des êtres

En réalité, l’étude de l’INSERM joue sur le registre de l’interprétation, avec toutes les limites de l’exercice. Pas question de nier que le chômage peut être un facteur amenant un individu au suicide, mais comme l’écrivent les auteurs, « l’association individuelle entre suicide et chômage a déjà été démontrée, mais son caractère causal reste débattu ». Autrement dit : il ne suffit heureusement pas d’être au chômage pour avoir envie de se suicider. Se donner la mort est un acte qui dépend par nature de facteurs complexes et multiples.

Mais surtout, à aucun moment l’enquête ne se penche en particulier sur le cas des chômeurs. La population en recherche d’emploi n’a pas été isolée, ni comparée à celle des actifs en emploi. Les chiffres concernent la population active dans son intégralité, et son taux de suicide peut inclure tout autant le chômeur en fin de droits que le salarié d’Orange, le dépressif chronique ou l’amoureux transi choisissant de mettre fin à ses jours par romantisme.

Trop heureux d’en rajouter avec la sinistrose ambiante, les sites d’actualité tombent ainsi dans le piège d’une étude qui semble avoir du mal à se justifier ou s’expliciter, et ne cesse de tempérer elle-même ce qu’elle cherche à démontrer.

Mais cette manie, sinon cette obsession, de vouloir nous dépeindre une société où le chômage menace et frappe ceux qui en sont atteints d’indignité nationale n’est-elle pas, de son côté, responsable à son tour de la hausse du taux de suicide en France ? On espère une prochaine étude de l’INSERM pour nous en convaincre.