Laïd Azzouz nous apprend l’importance de prendre soin de sa santé mentale, la nécessité d’avancer à son rythme, petit pas après petit pas, de ne pas avoir peur de tout recommencer et, surtout, de privilégier les valeurs et le pouvoir du collectif.
Il s’appelle Laïd Azzouz. Lorsque cet homme solide pénètre dans nos modestes locaux, il essaie de prendre le moins de place possible. Lui qui a mené tant de combats et de luttes sociales, il n’ose se servir du café, respectueux d’un certain formalisme de rigueur. Il est présent aujourd’hui pour nous raconter son parcours professionnel. Il nous dévoile les outils qu’il a pu mobiliser pour rebondir, se reprendre après un échec. Il a été distingué parmi ses pairs pour ses capacités de résilience, mais sa trajectoire multiforme démonte surtout les clichés qui entourent les demandeurs d’emploi ou les salariés en chantier de réinsertion.
Il s’appelle Laïd Azzouz. Il possède un sens inné du récit, une mémoire trouée, traversée par des lieux, des figures anonymes, un passage constant du vouvoiement au tutoiement ; certaines phrases restent en suspens, certains drames se déroulent hors-champ.
Au commencement, il abandonne un CAP peintre en lettres, un métier qui consiste notamment à créer des enseignes pour les commerçants, pour se réorienter finalement vers un CAP menuiserie. En 1986, il travaille comme charpentier. Il s’engage ensuite au sein de l’Armée de l’Air comme parachutiste, mais décide de suivre toute sa famille en Algérie pour reconstruire une nouvelle vie. Pendant deux ans, il est propriétaire d’un café et cultive en parallèle les terres de son père, paysan, dans la ville d’El Ghrous, une initiation formatrice à l’agriculture et plus précisément à la culture des dattes. Un drame familial l’avait poussé à partir ; c’est un autre drame qui l’encourage à rentrer en France.
En 1988, il est recruté en tant que ouvrier qualifié P1 par le groupe Alliages Frittés Metafram sur le site de Veurey-Voroize, une usine spécialisée dans la production de composants en métal fritté pour moteurs. L’industrie de la métallurgie des poudres permet la création de pièces mécaniques à partir de poudre de métal compressée, par exemple des boîtes de vitesse, pour l’industrie automobile. Metafram l’oriente vers un CAP conducteur d’installations de production : trois ans de formation en alternance, trois jours de pratique dans l’entreprise et deux jours par semaine d’enseignement dispensé par le GRETA. Il y restera trente et un an, acteur d’une histoire de la métallurgie des poudres rhônalpine, qu’il raconte avec une précision historique et la fierté professionnelle de l’ouvrier, une chronique qu’il juge « indissociable de son parcours ».
La métallurgie « estampillée made in France », un moteur de fierté nationale et locale, le symbole d’un savoir-faire français. « Si vous ouvrez un moteur, vous verrez les pièces spécifiques que l’on fabriquait », appuie-t-il en mimant l’ouverture d’un capot. Il est sur tous les fronts, pendant trente et un ans, au gré des restructurations, fusions-acquisitions, reprises successives, rachats par des firmes étrangères et changements d’identité.
Mais l’entreprise renommée Sintertech est mise en liquidation judiciaire en 2019. Il est alors technicien gestion outillage, représentant du personnel et militant CGT. Cinq années de mobilisation n’ont pas suffi à sauver trois sites, et trois cents emplois ont été sacrifiés. En raison d’un licenciement pour motif économique, il bénéficie du Contrat de sécurisation professionnelle, qui permet de percevoir pendant un an une indemnisation spécifique par France Travail, l’allocation de sécurisation professionnelle (ASP). L’adhésion au processus impose un accompagnement personnalisé par un organisme privé en vue d’un «reclassement accéléré, mais cela reste un échec ».
En 2020, il subit violemment les conséquences psychologiques d’un licenciement en pleine période de pandémie mondiale, et le caractère collectif de l’épreuve se double d’un drame personnel et familial. « J’étais dans une période de ma vie qui était un peu compliquée, je ne retenais rien, je ne voulais rien savoir et je ne voulais rien faire, en plus, à bientôt soixante ans, je me suis dit : à mon âge…, je ne vais pas faire d’efforts particuliers… », rembobine-t-il, laissant échapper un bref éclat de rire. Il est hermétique à toutes propositions, il ressent une perte d’envie et de sens, et, pour sortir de cet état apathique, il va devoir puiser dans ses dernières ressources pour remonter petit à petit à la surface. Les dettes s’accumulent, il se rend au CCAS de Sassenage pour voir une assistante sociale, déposer un dossier de surendettement et faire une demande de mise sous curatelle. Il échappe de peu à la perte de son logement.
Son conseiller de France Travail le dirige alors vers La Maison de l’Emploi Nord-Ouest, et il intègre le Plan Local pour l’Insertion et l’Emploi (PLIE). La rencontre avec Fabienne Salvete, conseillère d’Insertion Socio-professionnelle PLIE, est déterminante dans son parcours. Elle l’encourage à participer à un atelier de développement personnel au sein de La Maison de l’Emploi, puis à un coaching individuel sur quatre séances pour se réapproprier ses propres ressources, reprendre confiance en ses capacités et restaurer son estime de soi. Il ressent le besoin de parler, et il trouve des interlocuteurs pour l’écouter. Progressivement, il envisage la possibilité de suivre des formations complémentaires en vue d’une reconversion professionnelle. Il touche maintenant l’allocation chômage.
Il participe, en juin 2022, au Forum des métiers de la transition écologique organisé par Grenoble Alpes Métropole à Alpexpo. Il découvre « en touriste » le principe du job dating avec une seule certitude en tête : « À son grand âge, il ne retournera plus dans le milieu de l’industrie ». Ces entretiens d’embauche rapides, d’une dizaine de minutes, proposés par des entreprises ou des associations, sont un premier pas dans la bonne direction. Il se rend ensuite à une autre rencontre entre candidats et recruteurs avec l’agence d’intérim Randstad, une action de recrutement organisée par Grenoble Alpes Métropole en juin 2022.
Si ces rencontres n’aboutissent pas à une embauche, « elles lui remettent doucement le pied à l’étrier ». Et surtout, à soixante ans, il est forcé de déconstruire ses préjugés sur la possibilité d’une retraite anticipée au soleil. Pour ne pas tomber dans la précarité, rompre l’isolement et se réinsérer dans le tissu social, il se sent enfin prêt.

De août 2022 à mars 2023, il devient ouvrier maraîcher polyvalent aux Nouveaux Jardins de la Solidarité, atelier d’insertion par l’activité économique, basé à Moirans. Il s’agit d’un contrat à durée déterminée d’insertion (CDDI) de 26 heures, d’une durée de 7 mois renouvelable jusqu’à 24 mois. Le chantier d’insertion lui offre un accompagnement socio-professionnel, mais aussi un soutien dans les démarches administratives, la recherche de stages et de formations. Il est formé au maraîchage en agriculture biologique, au désherbage, à la cueillette à mains nues, au port de charge lourde et à la livraison des paniers de légumes et fruits bio. Nonobstant la pénibilité physique, il ne cesse de louer le professionnalisme d’une équipe bienveillante et d’un collectif soudé, hétérogène et pluriculturel. Et il n’a jamais ressenti ce sentiment de honte, ni cette image négative et stéréotypée renvoyée aux chômeurs par les médias. « Ce sont des accidents de la vie, il faut absolument rebondir », confirme-t-il.
En parallèle, il suit aussi une formation qualifiante de deux semaines pour obtenir son Certificat d’aptitude à la conduite en sécurité (CACES), et il est rapidement recruté en avril 2023 à temps plein en tant que magasinier cariste par l’entreprise Codam à Échirolles, qui se spécialise dans le découpage et l’emboutissage de pièces métalliques. Ce recrutement lui permet de rompre son premier contrat d’insertion avant son terme.
Laïd Azzouz est donc de retour dans le secteur de la métallurgie, mais, loin des tâches répétitives et mécaniques de la fabrication qu’il a connues pendant trente et un ans, il s’épanouit dans un travail autonome qui lui apporte un certain degré de liberté.
Mais à un an et demi de la retraite, le destin lui réserve un dernier retournement de fortune moqueur, qui le pousse à « reprendre son bâton de pèlerin syndical ». Il éclate d’un grand rire sonore, il éprouve la joie enfantine des anciens qui renouent avec le syndicalisme de combat. En janvier 2025, l’entreprise Codam se retrouve en état de cessation des paiements et en redressement judiciaire pour mauvaise gestion.
Si l’avenir est incertain, il n’est pas inquiet. Il sait qu’il pourra retrouver du travail dans un métier en tension, et surtout, il a retrouvé l’envie et la volonté de travailler. Il se tient debout, porteur de luttes sociales, l’engagement chevillé au corps : « Le mandat de délégué syndical permet de s’investir dans l’entreprise pour quelque chose qui t’est propre. Tu vis l’entreprise différemment, quand tu prends fait et cause pour toutes les dérives que l’on peut connaître dans l’entreprise : licenciements abusifs, harcèlement… Quand tu comprends que tu peux intervenir directement sur ces sujets, tu te dis : oui, tu ne viens pas à l’usine que pour gagner ton salaire ! »
Laïd retourne parfois, en tant que bénévole, aux Nouveaux Jardins de la Solidarité, « retrouver les copains » le vendredi matin, renouer les liens sacrés et remercier ces gens qui l’ont tant aidé dans un moment difficile.
Crédit photographique : Floriane Bajart pour Impact / Le Bon Plan