Nicolas Martin Borret
Devenir travailleur pair

Nicolas Martin Borret a connu plusieurs vies successives. Il serait donc artificiel de vouloir tracer une trajectoire cohérente entre toutes ses tentatives de retour à la vie active. La mention [Relancez les dés] illustre bien la détermination inébranlable de Nicolas à se réinventer, qui l’a conduit à cette prise de conscience tardive, mais essentielle, de l’existence d’un métier à forte utilité sociale : celui de travailleur pair. Il faut parfois savoir relancer le jeu. 

Naître et grandir

Nicolas connaît une enfance grenobloise tranquille. Son adolescence, marquée par plusieurs événements décisifs, peut se résumer en quelques étapes clés : le divorce de ses parents, la perte tragique de sa mère à l’âge de dix-sept ans, et le diagnostic précoce d’une maladie de la peau. Il est atteint de la maladie de Verneuil, aussi appelée hidradénite suppurée, une affection chronique auto-inflammatoire de l’épiderme. Cette pathologie se manifeste par l’inflammation des glandes sudoripares, provoquant des nodules et des abcès particulièrement douloureux. Évoluant par poussées successives, la maladie entraîne une alternance de crises inflammatoires et de périodes de rémission, rendant son parcours professionnel irrégulier et chaotique. Au-delà de la douleur physique, les lésions visibles ont un impact profond sur sa vie sociale et personnelle : isolement, mal-être, dépression. Le stress, facteur aggravant, entretient un cycle infernal de rechutes. Pendant longtemps, son état de santé constitue un véritable obstacle à l’accès à l’emploi. 

Il débute ses études en 2001 par un brevet d’études professionnelles (BEP) en Secrétariat et Comptabilité. Ce choix, influencé par le contexte familial, reflète alors une décision pragmatique. Peu après, il s’accorde une année de pause pour veiller sur sa mère malade et prendre soin de lui-même, avec la promesse de reprendre ses études ultérieurement. [Relancez les dés]. C’est la rencontre fortuite avec un voisin tapissier qui l’inspire à changer de voie. Il s’oriente ainsi vers un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) Tapissier d’ameublement, obtenu à Bourgoin-Jallieu en 2004, puis poursuit avec un baccalauréat professionnel des métiers d’art, décroché à Lyon en 2006. [Relancez les dés] Il envisage des études en histoire de l’art à l’université, mais des complications graves liées à sa pathologie l’empêchent de poursuivre dans cette voie. S’ouvre alors un long parcours de soins, entre Grenoble et Paris. Il se bat pour retrouver une vie normale. Les traitements, à la fois antibiotiques et chirurgicaux, demeurent fréquents.

Il perçoit alors le revenu de solidarité active (RSA). Il ne demande pas la reconnaissance de sa maladie par la MDPH, freiné par des obstacles structurels, un manque d’information sur les dispositifs existants, mais aussi des barrières administratives et psychologiques. Le RSA tient lieu, dès lors, de soutien principal en l’absence d’une prise en charge globale. Nicolas a toujours eu conscience du caractère transitoire de cette aide : « Je savais que le RSA serait temporaire, une béquille dans un moment difficile. Je savais que c’était le commencement de quelque chose, et que je mettrais tout en œuvre pour avancer et changer les choses. » [Relancez les dés.]

En 2009, Pôle emploi lui propose une formation qualifiante de carreleur à l’AFPA de Pont-de-Claix, près de Grenoble, dans le but de favoriser sa réinsertion professionnelle. Il accepte la recommandation d’un conseiller qui l’oriente vers ce métier en tension, au sein de la seule formation où une place reste disponible. Après six mois de formation, il obtient un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) Carreleur. À vingt-six ans, pour limiter l’évolution de sa maladie, il doit désormais apprendre à mieux gérer son quotidien et son stress — deux facteurs aggravants —, et à s’accorder des temps de repos réguliers. Pendant quelques mois, il accepte des chantiers de carrelage dans des maisons individuelles. [Relancez les dés.]

De septembre 2010 à septembre 2013, il travaille à temps plein comme employé libre-service chez Intermarché. Il y découvre l’univers de la grande distribution, avec son lot d’uniformisation, de contraintes rigides et de soumission imposée au sein d’un véritable temple de l’hyperconsommation. Inévitablement, ces pratiques managériales iniques conduisent à un épuisement professionnel, suivi d’une dépression. L’inaptitude au poste est médicalement reconnue. Grâce au soutien précieux d’un délégué syndical, il parvient à obtenir une rupture conventionnelle avec son employeur, ce qui lui ouvre des droits aux allocations chômage. Il se retrouve alors sans emploi. [Relancez les dés.]

Idéal moral altruiste

En 2014, il entame une nouvelle formation : une Prépa Sélection Infirmier pour personnes en reconversion, dispensée par l’Institut de formation Croix-Rouge Compétence – site de Grenoble. La prise en charge financière est accordée par France Travail. Pendant six mois, il se prépare aux épreuves du concours infirmier, avec l’objectif d’intégrer un Institut de Formation en Soins Infirmiers (IFSI). Il se dirige naturellement vers un métier du «care », porté par un attrait profond pour les autres : « J’ai toujours aimé prendre soin des autres. Cela me paraît logique, car j’ai eu un long parcours de santé, et j’ai toujours été au contact du personnel médical… Je ne m’identifie pas au malade atteint d’un syndrome du sauveur, mais j’ai le souci de l’autre, et c’est un métier altruiste dans lequel tu fais beaucoup pour les gens. »

Il échoue au concours, une grande déception au regard de l’investissement fourni. Mais il ne perd ni sa détermination ni son optimisme : « Je sais que, même si j’ai vécu un échec, ce n’est pas grave. Je vais repartir de plus belle, trouver un autre travail ou une autre formation. Je suis tombé malade très jeune, j’ai été obligé d’apprendre à tout recommencer tous les six mois, et j’ai donc conscience que ma vie a été déterminée par la maladie. Mais j’ai les ressources en moi pour rebondir. » S’ensuit une nouvelle période de chômage. Il se ressource dans la nature, se promène dans la Chartreuse, s’occupe de ses animaux, poursuit son parcours de soin, et recherche un emploi de manière sporadique. Après un premier refus, il obtient finalement l’allocation aux adultes handicapés (AAH) en juin 2015, qu’il percevra jusqu’à la fin de l’année 2017. [Relancez les dés.]

En avril 2016, il devient bénévole à la Société Protectrice des Animaux du Dauphiné (SPA), à Uriage. Il souhaite alors adopter un chien victime de maltraitance, qui nécessite une attention particulière. Mais cet engagement répond aussi à un besoin plus profond : se rendre utile, contribuer au bien commun. Nicolas découvre le monde associatif, commence à tisser un réseau, renouvelle son cercle social. Il loue les vertus curatives de l’engagement bénévole. Il devient ensuite soigneur animalier. Il a toujours su saisir les opportunités qui s’offraient à lui. Le bénévolat, cette fois, lui permet non seulement de nouer des liens, mais aussi de trouver un emploi. [Relancez les dés.]

En octobre 2017, il obtient un poste de secrétaire médical au Centre de Soins Infirmiers Abbé Grégoire. Il réussit son intégration dans le secteur médico-social associatif. Ce poste lui permet de réinvestir les compétences acquises lors de ses études antérieures : accueil du public, enregistrement des actes infirmiers, facturation, télétransmissions NOÉMIE… Cette opportunité lui est offerte dans un cadre bienveillant, rendu possible par les liens tissés avec l’équipe médicale : il connaît les lieux, y ayant autrefois vécu, s’est fait soigner par ces mêmes infirmières, et avait même apporté son aide pour réparer les ordinateurs du bureau. Il intègre un environnement de travail inclusif : « La directrice m’a dit : On connaît toutes tes difficultés, on souhaiterait que tu viennes travailler chez nous. Si tu as des problèmes de santé, on les connaît, et en cas de besoin, tu peux prendre une parenthèse dans ton travail. » La gestion du point douche et du vestiaire gratuit, à destination des publics précaires, lui permet de préciser son intérêt pour l’accompagnement des sans-abris.

Parallèlement, à la SPA, il s’investit dans la collecte de croquettes pour les maraudes. Il poursuit sa mission de bénévole et s’implique de plus en plus dans la vie associative. Il devient même administrateur au sein de la SPA du Dauphiné. Dans ce nouveau rôle, il assure le bon déroulement du projet des « chiens visiteurs » : il organise les visites de chiens du refuge dans des maisons de retraite comme les Petites Sœurs des Pauvres à La Tronche ou encore la Maison d’Accueil Spécialisée – Le Pré Vert à Grenoble. Le projet vise également à recruter de nouveaux bénévoles et à démarcher d’autres établissements susceptibles d’accueillir ces visites thérapeutiques.

Nicolas s’investit aussi chaque été bénévolement dans l’encadrement des Chantiers Jeunes de la ville de Grenoble, participe à des ateliers de sensibilisation au bien-être animal, et dispense des conseils aux adoptants ainsi qu’au public précaire. Il trouve un certain équilibre dans ce travail de bureau, qui lui permet de mieux se connaître, de se réaliser sur le plan professionnel, et d’accéder à une forme de stabilité intérieure. Mais au bout de six ans, la routine finit par s’installer. Un changement de direction au sein de la structure agit comme un déclencheur : il ressent le besoin de voguer vers d’autres horizons. [Relancez les dés.]

Grâce au bouche-à-oreille, il apprend le départ imminent d’une travailleuse paire au sein du service Totem – De la rue au logement, un dispositif d’accompagnement vers le logement destiné aux personnes qualifiées de « grands exclus ». Il dépose alors une candidature spontanée, motivé par l’envie d’agir concrètement auprès de publics précaires. Depuis mars 2024, il est travailleur pair à Totem dans le domaine de la santé, en contrat à durée indéterminée.

S’il n’a pas connu la rue, ni les troubles psychiques, ni les addictions, Nicolas incarne un parcours de vie marqué par la maladie. Son témoignage quotidien, nourri par l’épreuve et la résilience, trouve naturellement sa place dans une approche d’accompagnement par les pairs. Il prend en charge le projet de médiation canine, les consultations vétérinaires gratuites, organisées en partenariat avec le Dr Thierry Paris, de l’association Vétérinaires Pour Tous, et les séances d’éducation canine à destination des chiens de personnes sans-abri ou anciennement sans-abri. Car le malade n’est pas qu’une maladie. Il est porteur de savoirs d’expérience, acquis tout au long d’un parcours de soins difficile, mais fondateur.

« En tant que travailleur pair, j’apprends tous les jours des gens que je côtoie. Il n’y a pas un jour qui se ressemble. J’ai toujours aidé les gens autour de moi, sans vraiment y réfléchir. C’était un automatisme. Aujourd’hui, c’est une suite logique, et très belle : je travaille enfin dans un domaine qui me passionne depuis des années, dans ce que je sais faire de mieux… et ça me rend profondément heureux. »

En parallèle de ses missions d’accompagnement, Nicolas prend également plaisir à photographier les chiens et leurs maîtres lors des permanences vétérinaires. Sa maîtrise technique est repérée par la responsable communication du Groupement des Possibles.  Elle lui confie la réalisation des photographies du prochain rapport d’activité, pour remplacer les visuels précédemment générés par intelligence artificielle. Il se rend dorénavant dans les centres d’hébergement et de réinsertion sociale, les pensions de famille, et les résidences sociales, pour capturer les visages de ceux accompagnés par le Groupement des Possibles.   

Chez soi à Totem

Nicolas Martin Borret vient de signer l’acte de vente de son premier appartement. Il est sorti de la précarité. Il a brillamment réussi sa reconversion professionnelle au service des autres, et il vit désormais en accord avec ses valeurs profondes. En juillet, il débutera une formation en Réduction des Risques (RDR) à La Grande-Motte. Nicolas souhaite évoluer dans le champ social, reprendre des études, et se projette vers les métiers d’éducateur spécialisé ou de moniteur-éducateur. Pour l’heure, il travaille au sein d’une équipe diversifiée et bienveillante, qui favorise les initiatives individuelles et les projets collectifs. 

« Après un an, je suis vraiment content de travailler ici, de me lever le matin, d’aller bosser, de voir mes collègues, de retrouver les personnes qu’on accompagne. Tu vois leur suivi, leur évolution — et ça, c’est incroyable. Je suis heureux d’aller à un entretien, de discuter, et de me rappeler qu’il y a un an cette personne était à la rue… qu’elle a connu des hauts et des bas… qu’elle s’est stabilisée. Il y a une vraie avancée, une transformation — et ça, c’est formidable. Je rentre chez moi le soir, je suis peut-être fatigué, mais je suis heureux de ma journée. Heureux d’avoir fait tout ça. »

illustration : Maria Prokhorova (soutien moral et technique Floriane Bajart)

photographie : Nicolas Martin Borret